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Cinéma du Réel 2024 – Rencontre avec Pablo Álvarez-Mesa : « Je pense qu’il est important de ne pas monumentaliser »

© Pablo Alvarez-Mesa

Présent à Paris pour le Cinéma du Réel, Pablo Álvarez-Mesa est le réalisateur de La Laguna del Soldado, en compétition avec 36 autres documentaires. Entre politique et poésie, le réalisateur offre un rêve fiévreux dans le paramo de la Colombie.

La Laguna del Soldado est le deuxième film d’un triptyque centré sur Simón Bolívar, commencé par Bicentenario, et son souvenir en Colombie. Entre histoire et délire, Pablo Álvarez-Mesa fait découvrir aux spectateur·rice·s un pays où les erreurs du passé se répètent entrainant ainsi de nombreux conflits à travers un voyage dans le paramo [région d’altitude typique de la cordillère des Andes possédant une faune et une flore unique au monde, ndlr].

C’est votre deuxième fois au Cinéma du Réel, vous êtes heureux d’être ici ?

Oui, j’aime beaucoup ce festival parce qu’il est politique, mais aussi parce qu’il embrasse le traitement esthétique des documentaires. Cela permet d’explorer des formes et le contenu des films de manière intéressante. Je trouve que c’est un contexte captivant pour la première mondiale du film.

C’est votre deuxième film d’une série consacrée à Simón Bolívar, est-ce que ce sont vos films les plus intimes ?

Je pense, oui. Puisque c’est une trilogie sur la politique en Colombie, je peux développer un peu plus, prendre mon temps pour explorer, mais je pense que tous les films sont intimes. Même Barbie ou Oppenheimer sont très intimes pour les réalisateurs et ceux qui travaillent dessus. Je pense qu’explorer l’intimité à travers les dynamiques sociales et politiques est une condition nécessaire pour toute réalisation.

Vous avez dit dans un entretien datant de l’année dernière : « Tant que nous n’aurons pas enlevé ces monuments, nous ne pourrons pas aller de l’avant ». C’est ce que vous voulez faire dans vos films ? Remodeler la figure du « Libertador  » à travers des paradoxes entre mémoire et histoire ?

Tout à fait, mais ça ne se restreint pas qu’à Bolívar. Les stéréotypes de genres, les dynamiques ethniques, toutes ces idées reçues qui se maintiennent avec le temps font partie du même problème. Elles se sont enracinées dans nos sociétés et sont devenues des « monuments ». Je pense qu’il est important de ne pas « monumentaliser ». C’est ça le but de ce projet. Faire comprendre aux spectateur·rice·s qu’iels participent à la création de cette société, à ses règles. Il ne faut pas juste naviguer dedans, mais aussi prendre conscience d’une forme de coexistence entre elle et nous.

© Pablo Álvarez-Mesa
L’histoire et la sociopolitique de la Colombie ne sont retranscrites dans le film qu’à travers des conflits, que ce soit entre groupes humains ou contre la nature elle-même. Est ce que vous pensez que ces conflits peuvent se régler ? Ou bien qu’ils continueront d’apparaître dans cette région ?

C’est le problème de la colonisation, de la violence envers les populations locales et la nature pour un gain personnel. Comment résoudre ça ? En étant respectueux de la nature, bien sûr, mais aussi en ayant des politiques humaines et sociales qui sont en lien avec des politiques environnementales qui ne considèrent pas la nature comme un objet de conquête ou un adversaire. Mais pour que cela arrive, il faut bouleverser les paradigmes économiques et politiques de l’extraction de ressource, de l’accumulation des richesses, de l’expansion des terres agricoles et toutes ces habitudes que nous avons prises pour nous sentir « développés ».

Le colonialisme que vous critiquez passe non seulement par les conquistadors, mais aussi par Bolívar. Le paramo est à chaque fois colonisé par quelqu’un d’autre.

Le problème vient des politiques d’utilisation des ressources. Quand la « libération » a eu lieu, il y aurait dû avoir une transformation de ces politiques, mais ils ont juste créé de nouveaux rapports de force. Des Espagnols, le pouvoir est passé aux riches criollo, mais le conflit contre la nature est resté le même. C’est un cycle de violence. Toute idée de libération ou d’indépendance est futile si la violence envers la terre reste la même. En effet, créer une nouvelle caste qui exploite la terre, c’est partir du même principe que les expéditions coloniales qui allaient quelque part, pillaient tout puis repartaient. Cela va générer de la violence à la fin entre différents groupes. Et c’est ce qui se passe en Colombie.

Vous critiquez aussi les politiques environnementales du pays qui déplacent les populations qui vivaient de la terre du paramo.

La délimitation entre le paramo et les terres agricoles est nécessaire, mais c’est un procédé complexe. Cependant, cela nécessite de prendre en considération les générations et les siècles d’exploitation de terre par des populations pour leur propre subsistance. C’est un nouveau conflit, et ceux qui choisissent ces limites sont bien souvent influencés par le lobbying de compagnies minières. Lorsqu’il y a une limite, il y a bien souvent une ressource qui peut y être extraite juste en dessous. Ce qu’il faut, c’est être inclusif, et donner de la dignité à ceux qui étaient sur ce territoire depuis des temps ancestraux. Ces endroits étaient sacrés pour les Muiscas, un des peuples indigènes de Colombie, et iels ont été exploité·e·s et attaqué·e·s à de multiples occasions.

Il y a aussi une colonisation à travers les mots. Les noms muiscas ont été remplacé par des mots espagnols, les lieux ont été renommés.

Le cas des frailejones, ou coisua en langue muiscas, est un bon exemple de la transformation du territoire en ennemi par les Espagnols. Lorsque vous donnez des noms ayant des symboles religieux étrangers (« fraile » voulant dire « frère » en lien avec les moines) à des plantes se trouvant dans un lieu sacré pour les peuples autochtones, vous faites un sacrilège. Le paramo est devenu tabou pour eux à cause des « fraile » qui étaient une menace pour les indigènes. Le contrôle du territoire et la violence passent par le langage qui est une arme redoutable dans les conflits territoriaux en créant des délimitations.

© Pablo Álvarez-Mesa
Votre film m’a fait beaucoup penser à des cinéastes comme Tarkovski, Michael Snow ou encore Ana Vaz. Ont-iels été des inspirations pour vous ?

Je ne pense pas. Bien sûr, c’est le cinéma que je regarde et que j’aime. Mais je ne pense pas que le film y fasse référence. Je pense que je suis plus influencé par la musique que par le cinéma. J’aime les ambiances, les musiques orchestrales ou bien comment construire des moments harmoniques ou mélodiques à travers la musique et le son. Donc, les films que vous avez cités mon bien sûr influencés, mais je réfléchis plus en termes de son, même pour l’image, quand je filme et quand je fais le montage.

On ne voit jamais le visage des personnes interviewées lorsqu’elles parlent. Pourquoi ?

Je n’aime pas que l’on me filme alors je n’aime pas prendre l’image des autres. De plus, lorsque j’interviewe des gens, je suis plus intéressé par leurs mains que leurs visages. Comment iels touchent le monde, interagissent avec, l’intimité de la main est très importante pour moi. J’aime aussi voir comment iels marchent, le bruit de leurs pas. J’aime le bruit de la respiration. Tous ces gestes satisfont ma vision de ce qu’un visage doit transmettre.

Le côté expérimental de votre film s’accélère sur la fin jusqu’à ce que nous ne puissions voir que quelques petites bulles dorées comme des trous de lumières à travers une feuille. Est-ce pour dire que nous ne pouvons voir que quelques aspects d’une réalité plus complexe ?

La beauté de l’expression artistique, c’est que nous y voyons toustes quelque chose de différent. Personnellement, je pense que c’est de l’or, certains pensent que ce sont des esprits. J’adore cette vision que vous avez parce que c’est quelque chose qui traverse le film : qu’est-ce qui se cache derrière le brouillard ? Il vient, recouvre le paysage et les espaces que traversent le spectateur·rice et tout se dissout l’un dans l’autre, rien n’est concret. Comment accéder à l’ensemble ?

Bicentenario commençait sur la prise du palais de justice de Bogotá de 1985 avec les tirs de l’armée sur ce pilier de la démocratie. L’armée n’est pas morte dans La Laguna del Soldado, elle est toujours là et continue d’alimenter un cycle de violence qui ne s’est pas juste noyé au fond du lagon. On espère trouver des os, une fin, mais il n’y a pas de résolution, juste de la violence. Il n’y a pas de fond, elle continue encore et encore et prend juste des formes différentes.

Quand un pays colonisé cherche la paix, il explore la nature même de la coexistence entre les peuples, mais aussi avec les lieux. Ces derniers ont subi beaucoup de violence, cela a amené un traumatisme qui s’est transmis et est devenu intergénérationnel. Cela amène toute sorte de conflits qui réémerge de temps en temps. C’est comme les Gremlins, à chaque génération, ils sont de plus en plus fous.

© Pablo Alvarez-Mesa
Vous avez fait Bicentenario puis La Laguna del Soldado, quel sera le sujet du dernier film de votre triptyque ?

Ce projet suit le chemin de Bolívar et sa campagne de libération du pays depuis la frontière avec le Venezuela, à travers le paramo, puis à Bogotá. J’ai commencé le projet par la fin et je vais le terminer par un commencement, lorsque Bolívar a réuni son armée. Ce sera un film musical qui se concentrera sur la façon dont l’armée a été réunie, les promesses qui ont été faites à ces soldats qui n’étaient pas intéressés par cette guerre d’indépendance à la base.

Vous pensez gagner la compétition ?

Il y a de très bons films cette année. Je n’en ai pas vu énormément, mais, par exemple, Silence of Reason est vraiment bien. Je ne pense pas gagner face à eux. Mais ça n’est pas un problème, le festival est surtout un lieu d’échange et de dialogue entre les films et les cinéastes et je trouve que c’est le plus important.

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