Derrière ses airs de traversée caustique des États-Unis, The Sweet East dresse un portrait exagérément cynique de son pays et n’en finit pas de malmener sa jeune héroïne, objet constant de convoitise sexuelle.
Ça commence avec une scène de sexe. Ou plutôt, l’après. On y voit Lilian (Talia Ryder), lycéenne, silhouette mince et teint diaphane, ses yeux bleus déjà perdus dans le vague. Elle est allongée à côté de son petit copain. Elle s’ennuie. On voit déjà la jeune fille afficher cette moue mi-blasée, mi-inexpressive, qui ne la quittera plus de tout le film. Alors, pour contrer la mélancolie, Lilian profite d’un voyage scolaire à Washington pour s’enfuir. Pour ça, elle traverse le miroir, comme dans Alice aux pays des merveilles. The Sweet East est l’histoire de cette fugue. Notre héroïne, comme Alice, vogue d’aventure en aventure. C’est un grand voyage à travers l’Amérique, dépeinte en succession de tableaux moqueurs, volontairement caricaturaux. Une structure cynique qui tend dangereusement vers le relativisme – parce qu’elle nous dit, au fond, que tout se vaut.
Il n’y a qu’à voir les étapes de cette longue traversée. Lilian a suivi un jeune punk ; elle atterit dans un squat. Après quelques minutes de dialogues seulement, le garçon lui montre – sans sollicitation, cela va sans dire – son sexe bardé de piercings. Elle s’enfuit. Deuxième escale. Lilian se retrouve au beau milieu d’un raout de suprémacistes blancs. Là, elle croise la route Lawrence (Simon Rex, déjà ambassadeur de l’Amérique périphérique dans l’excellent Red Rocket), un prof de fac néonazi. Il accueille la lycéenne dans son pavillon plein à craquer de babioles nazies (dont une très fameuse housse de couette ornée de croix gammées). Même s’il s’en défend, il rêve de la séduire. Le vrai-faux couple enchaîne soirées devant la télé et autres séquences de déjeuners sur l’herbe avec Lilian en costume d’époque. L’ensemble prend par endroits des airs du Lolita d’Adrian Lyne.
D’une Amérique l’autre
Au fur et à mesure que Lilian avance dans son périple, The Sweet East dévoile les arêtes de plus en plus prévisibles de son scénario. Après le punk et le suprémaciste blanc, la jeune fille croise la route d’une cinéaste afroaméricaine branchée de New-York, Molly (Ayo Edebiri), accompagnée de son producteur. Devenue actrice, elle tient l’affiche avec Ian (Jacob Elordi), starlette en vogue. Leur point commun ? Ils ont tous les deux en tête de séduire Lilian, déjà séduits eux-mêmes par le regard bleu et inexpressif de la jeune fille. Il en sera de même pour les deux rencontres qui suivront ; le charme de la lycéenne lui vaudra sans cesse des regards concupiscents au mieux, d’être enfermée au pire. C’est donc ça, l’aventure ?
Si les personnages varient, la manière dont ils sont observés par la caméra ne change pas. De la cinéaste afroaméricaine branchouille au membre d’une secte incel musulmane, en passant par le prof de fac suprémaciste, tous sont capturés avec la même ironie mordante par Sean Price Williams (déjà connu comme chef opérateur du très beau Entre les vagues d’Anaïs Volpé). Dans tout ce bazar joyeusement orchestré, on peine à sentir le point de vue du réalisateur de 47 ans. Que pense-t-il exactement de tous les visages de cette Amérique qu’il dépeint ? Tous sont capturés avec la même insolence feinte, la même ironie entêtée. Comme si tous étaient, chacun à sa manière, une facette de cette Amérique fragmentée, devenue folle ces dernières années. Comme si les cinéastes afroaméricains new-yorkais pouvaient être moqués avec la même légèreté que les néonazis. Comme si, on l’a dit plus tôt, les deux se valaient.
« Vivre sa vie »
Cette absence de véritable point de vue sur cette galerie de fous s’incarne merveilleusement dans le personnage de Lilian. Sans cesse scrutée par la caméra – difficile de passer à côté de la grande beauté de Talia Ryder, tant les gros plans de son visage et de son corps mince, souvent en costume d’époque, se multiplient à l’écran. De son côté, la lycéenne n’affiche aucune volonté. D’ailleurs, elle ne parle jamais. Une poupée muette, maligne par moments – elle ment régulièrement à ses interlocuteurs en s’inspirant de ce qu’elle a appris dans l’aventure précédente. En dépit de ces quelques signes d’intelligence, Lilian passe son temps à échapper au pire.
Sans cesse fantasmée – par les autres protagonistes mais aussi par la caméra -, Lilian est l’objet de toute les convoitises. Une drôle de chose, que tous rêvent de s’accaparer. La jeune fille au visage juvénile est sans cesse suivie, agressée, capturée. The Sweet East faisait pourtant une proposition forte : une adolescente, vierge de toute opinion, qui se laisse porter sans jugement. En fin de compte, le trip hallucinatoire a des airs de douche froide. Malgré une dextérité à toute épreuve, Lilian subit bien plus qu’elle ne vit. Aussi, on est légèrement surpris quand au terme de presque deux heures de film et une demi-douzaine de tentatives de séquestration, Lilian, retournée dans sa famille de rednecks, murmure, toujours les yeux dans la vague, qu’elle est partie « vivre sa vie ». De l’autre côté de l’écran, on voudrait lui répondre qu’elle mérite mieux que ça.