Poétesse et travailleuse du sexe, Juliette Langevin publie un premier recueil brut. Fille méchante navigue entre relations tarifées, solitude, Internet et amour déçu.
Manucure, colère, pornographie, amour, technologie, fantasme, morosité, pisse, amour, pensées suicidaires, bière. Fruit d’une décharge poétique, les textes de Juliette Langevin s’inscrivent dans les pas de Nelly Arcan dont elle a lu l’intégralité de l’œuvre. Dans ce recueil, écrit au long cours et par fragments, elle agence les phrases pour dire quelque chose de sa vie et de son travail. Elle pratique la prostitution, par choix, consciente de ce privilège que d’autres n’ont pas. Après avoir publié dans des fanzines sous le nom d’emprunt de Nina Shulman, Juliette Langevin publie son premier ouvrage chez L’Oie de Cravan. Née à Montréal en 1996, elle fait des collections, écrit sur son téléphone et ne tait pas ce qui dérange.
je suis CTRL-C puis CTRL-V dans la page où ce mot dans le corps du texte ici je suis ce personnage secondaire d’un film de Disney et je regarde la princesse dissocier ici je suis cette dame dans le bus qui parle toute seule
Fille méchante – Juliette Langevin
Textualité & lubricité
Juliette Langevin travaille comme prostituée indoor. En intérieur et sans proxénète. Fascinée depuis toujours par le plus vieux métier du monde, elle dit y trouver ce besoin insatiable du contact charnel. Aussi, elle s’expose pour mieux le dire par image et métaphore. Son corps, transbahuté, a ses rituels : « la routine du corps est la même qu’un déménagement on ouvre les boîtes on place les meubles dans la nouvelle qualité de vie on compte les moisissures noires en les recouvrant de peinture quand on laisse les autres entrer c’est dans l’espoir qu’ils enlèvent leurs chaussures ».
Elle narre ses passes. Se déshabiller, accueillir les clients, parler, écouter, baiser. Parfois, elle ment (sur son âge), invente (ce que ses clients vivent au dehors), s’attache (à une brèche entr’ouverte), oublie (aussi). Quand Juliette Langevin raconte le souvenir de certains moments partagés avec ces hommes, on pense au Carnet de bal d’une courtisane de Grisélidis Réal qui consignait les manies de ses clients. Néanmoins, c’est aussi sur l’acte d’écrire que Juliette Langevin poétise. Elle craint d’ailleurs « de ne pas laisser assez de poésie de n’être définie finalement que par la dentelle ».
Éclair littéraire, Fille méchante est composé dans une langue fulgurante et rythmique. Juliette Langevin forme – par agglomération, sans ponctuation ni majuscule – des vers libres. Ces paragraphes ramassés collectent les gestes anodins, les rapports sexuels, les affects divers, les objets quotidiens, les pensées surgies, les questions sur l’être. Elle manie les mots comme des explosifs pour dire tout ce qu’elle a perdu en amour (sa patience, sa dignité, son corps), tout ce qu’elle achète (des fringues, du matos pour faire du caming, des resto pour ses amies), tout ce qu’elle est (un stéréotype, une auteure, la matière première d’un fond marin). Son flux existentiel, la poétesse le double d’un flux ininterrompu de mots. Loin des codes d’une poétique éthérée, c’est à coeur ouvert que Juliette Langevin presse son être pour faire sourdre terreurs, illusions, hontes, désirs, dans des textes ajourés et à vif.
Fille méchante de Juliette Langevin, éditions L’Oie de Cravan, 16euros.