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« Emily Dickinson » – Vie majuscule

© Liuba Gabriele / Des ronds dans l'O
© Liuba Gabriele / Des ronds dans l'O

Après avoir fait le portrait de Virginia Woolf, Liuba Gabriele retrace la vie d’une autre figure majeure de la littérature, Emily Dickinson. Une BD qui se présente comme une série d’instantanés mouvants.

Aux États-Unis, le mythe poétique américain s’articule autour de deux grandes figures. D’un côté il y a Walt Whitman (1819-1892), le poète qui célèbre l’Amérique dans de grands hymnes exaltés. De l’autre, il y a Emily Dickinson (1830-1886), surnommée « la recluse », la poétesse qui célèbre la Vie via des formes brèves. Ainsi, le mythe poétique américain se cristallise autour de deux points majeurs, mêlant wilderness et ontologie.

Si la poésie de Dickinson a tant retenue l’attention c’est parce qu’elle ne ressemble à aucune autre. Visuellement d’abord, elle est reconnaissable du premier coup d’œil grâce à une ponctuation toute personnelle – dans l’usage de tirets et de majuscules notamment. Ensuite parce qu’avec une poignée d’images très vives, elle convoque en peu de mots tout un imaginaire fait de détails et de concepts – comme la Mort métaphorisée par le Cavalier ou encore le Temps. Le tout minutieusement écrit sur des petits carnets cousus entre eux.

A word is dead, when it is said / Some say — / I say it just begins to live / That day

Un mot est mort quand il est dit / Disent certains — / Moi je dis qu’il commence à vivre / De ce jour-là

Emily Dickinson, Quatrains et autres poèmes brefs, traduction de Claire Malroux (nrf, Poésie / Gallimard)

C’est surtout l’aspect biographique plus que poétique de Dickinson qui intéresse la bédéiste italienne Liuba Gabriele. Alors que dans Virginia Woolf, elle rythmait la vie de l’autrice anglaise avec ses œuvres phares, ce n’est pas le cas dans Emily Dickinson. Elle change de rythme en suivant non pas les publications de la poétesse – qui n’a publié de son vivant qu’une douzaine des milliers de poèmes qu’elle a écrit – mais la chronologie biographique. De quoi offrir une porte d’entrée colorée aux lecteur·ices qui ne connaitraient pas la poétesse américaine, en passant cependant sous silence une partie du travail de la poétesse.

Daguerreotype d’Emily Dickinson (1848 env.) / Domaine Public

Tableaux mouvants

Deux portraits de la vie de Dickinson – presque antithétiques – sont visibles à l’écran. Le film Emily Dickinson, A quiet Passion (2016) présente par exemple sa réclusion de façon étouffante puisque la fin de sa vie aux côtés de ses parents y est décrite comme très austère. Plus récemment au contraire, la série Dickinson (2019) prête à la poétesse une énergie survitaminée, réécrivant de façon moderne sa vie. Sa jeunesse y est rythmée de soirées entre ami·es sur fond de musique rap qui donne à l’ensemble un aspect anachronique mais intéressant.

Liuba Gabriele prend quant à elle le parti de mêler austérité et modernité. Elle interprète peu et ne s’égare pas de ce que les biographes et l’abondante correspondance de Dickinson présentent. Elle découpe la vie de Dickinson en trois parts majeures : son enfance, son amour pour Susan Huntington Gilbert qui deviendra par la suite sa belle-sœur, et la fin de sa vie. Très fidèlement, la bédéiste fait de sa vie des tableaux. Il y a par exemple le séjour en pensionnat puis la rencontre entre Susan et Emily suivi par le mariage de Susan et de son frère Austin. Malheureusement, ces grandes étapes biographiques se bousculent un peu de planches en planches, figées dans des images (parfois trop) rigides.

Moins fluide que ne l’était Virginia Woolf, cette nouvelle BD a cependant le mérite de redonner des couleurs à la vie d’une autrice incontournable. Liuba Gabriele poursuit avec ce nouveau portrait de créatrice sa série d’hommages féministes moitié biographiques, moitié imaginaires. Chez elle tout ondule comme un rêve halluciné pour mieux rendre l’instabilité du passé et l’imaginaire qui déborde du factuel. Des couleurs ondulées comme signature, pour que son œuvre, soit elle aussi reconnaissable au premier coup d’œil.

Witchcraft was hung, in History, / But History and I / Find all the Witchcraft that we need / Around us, Every Day —

On a pendu les Sorcières, dans l’Histoire, / Mais l’Histoire et moi / Trouvons toute la Sorcellerie nécessaire / Autour de nous, Chaque Jour —

Emily Dickinson, Quatrains et autres poèmes brefs, traduction de Claire Malroux (nrf, Poésie / Gallimard)

Emily Dickinson de Liuba Gabriele, éditions Des ronds dans l’O, 144 p., 22€

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