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« Rohtko » – Autopsie du faux au Théâtre de l’Odéon

©Artūrs Pavlovs

Avec Rohtko, le metteur en scène polonais Lukasz Twarkowski signe à grand renfort de moyens une critique du marché de l’art. Un spectacle aussi époustouflant que mélancolique.

Il y a quelques années, le Théâtre de Riga propose à Lukasz Twarkowski de monter une pièce. L’artiste qui est aussi metteur en scène et vidéaste, est alors en Chine plongé dans la lecture d’un ouvrage sur la copie dans la culture asiatique. A la différence de l’Occident, elle y est particulièrement prisée, voire enseignée. Qu’il s’agisse d’un tableau ou d’un bâtiment, l’important est d’avoir la meilleur « version » qui soit, peu importe qu’il s’agisse de la cinquième ou de la centième.

En partant de cette observation (et d’une certaine aigreur à l’égard du marché de l’art), Lukasz Twarkowski et l’autrice et dramaturge Anka Herbut, signent Rohtko, une pièce fleuve de 4h qui interroge notre rapport au vrai et au faux et, plus largement, les dynamiques du marché de l’art.

Rothko et Rohtko chez Mr. Chow

Pour camper son propos, Lukasz Twarkowski et son scénographe Fabien Lédé ont choisi un lieu unique capable de relier tous les fils et les époques tirés par le metteur en scène. Le restaurant new-yorkais de Mr. Chow. Ouvert en 1979, ce diner sera le repère de tout l’avant-garde culturelle de l’époque, de Warhol à Basquiat en passant par Julian Schnabel.

© Artūrs Pavlovs

Avec une petite entorse à la chronologie de l’histoire, on y retrouve Mark Rothko (décédé en 1970) et son épouse s’éructer contre l’essor des collectionneurs qui considèrent ses tableaux comme des placements financiers ou, pire, de la décoration pour restaurant. On y voit également Ann Freedman, directrice de l’ancienne galerie Knoedler, évoquer les années passées à écouler de faux tableaux (dont des Rothko) aux plus grands de ce monde (les œuvres se sont en partie avérées peintes par un professeur de mathématiques d’origine chinoise). Enfin, on y croise des artistes contemporains, discuter avec un curateur persuadé que le prochain virage du marché de l’art sera celui des NFT et du metaverse.

Qu’est ce qui fait la valeur d’une œuvre d’art  ? Peut-on ressentir de vraies émotions devant une copie  ? Pourquoi le marché de l’art est-il si obsédé par la question du vrai et du faux mais aussi des nouvelles technologies  ? Ces nouvelles technologies peuvent-elles remettre en cause notre rapport à la copie  ?  Certes, les critiques soulevées pas Lukasz Twarkowski ne sont des plus originales (ce qui en soit n’est pas dramatique pour un spectacle questionnant justement l’importance de cette caractéristique). Mais qu’importe, car la force de ce metteur en scène est avant tout de savoir créer des moments d’émotions pures au milieu de tableaux époustouflants.

Théâtre d’image et d’émotions

Tous les curseurs de la mise en scène sont poussés au maximum. La scénographie est composée de trois modules mobiles qui ne cessent de redessiner l’espace. La musique souvent assourdissante est convoquée à de nombreuses reprises – notamment pour un passage d’une grande beauté sur le titre Un nouveau monde du chanteur Octave Noire. Les lumières imbibent la scène jusqu’à parfois donner l’impression de la plongée dans une peinture de Rothko. Les douze comédien·nes qui jouent en trois langues (anglais, chinois et letton) incarnent tout à tour artistes, galeristes, cuisiniers ou serveurs.

Mais c’est surtout grâce à l’usage de la vidéo que Lukasz Twarkowski signe un spectacle d’exception. Projetées sur des écrans surplombant la scène, ces images sont complètement intégrées à la dramaturgie par Anka Herbut. Grâce à la reprise des codes du cinéma (traveling langoureux, ralentis) et un montage absolument maitrisé (utilisation splendide du split screen), la vidéo fait dialoguer les époques, parfois avec malice. On peut probablement compter sur les doigts d’une main les spectacles capables de proposer des images filmées aussi belles et un usage aussi fin du montage comme véritable élément de l’écriture théâtrale. C’est d’ailleurs à se demander ce que le metteur en scène, également collaborateur et vidéaste de Krystian Lupa, pense des images bien ternes qu’il produit pour les spectacles du grand « maitre » polonais.

© Artūrs Pavlovs

Chez Edward Hopper

 On entend déjà les « spectacle aussi beau que creux » ou « tout ça pour ça ». Comme si les émotions ressenties face à des tableaux si beaux et réussi n’étaient pas légitimes.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser une mise en scène si imposante, Rohtko est un spectacle qui laisse place à beaucoup de passages non dialogués, où l’on se contente de regarder les personnes évoluer sur scène, s’échanger des regards ou s’enlacer. Loin de tout écraser avec son dispositif, Lukasz Twarkowski sait le laisser respirer pour offrir des moments suspendus qui ne sont pas sans évoquer la peinture mélancolique d’un Edward Hopper.

A la fin des quatre heures de représentation, difficile toutefois de ne pas être sonnés par cette profusion sensorielle. Un bon conseil serait probablement d’aller s’apaiser face aux vrais tableaux du vrai Rothko présentés à la Fondation Louis Vuitton jusqu’au 2 avril 2024.

Rohtko, mise en scène de Lukas Twarkowski d’après un texte d’Anka Herbut. Spectacle en anglais, letton et chinois surtitré en français et en anglais. Durée : 3h55 avec un entracte. Aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 10 février. Informations et réservations : ici.

Rédactrice "Art". Toujours quelque part entre un théâtre, un film, un ballet, un opéra et une expo.

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