En 2020, Aurélie Wilmet publiait Rorbuer, son premier roman graphique. Cette année, la bédéaste belge est de retour avec Épinette noire. Plongeant au cœur des immenses étendues de neige du Grand Nord canadien, ce récit coloré est une ode à la fraternité, à la contemplation et à l’imaginaire.
Kuujjuaq, 18 décembre 1947. Violette, pilote au sein de la compagnie postale transcanadienne, se prépare pour son dernier vol de la saison. Depuis quatre ans, elle vit au sein d’une communauté Inuit du Nunavik. Dans ces régions soumises à un climat rude, le quotidien évolue au diapason de la nature environnante. Une nature indomptable : lors de sa traversée aérienne, Violette se retrouve prisonnière d’une tempête de neige. Folie, imagination, rêve ou réalité ? Tout s’enchaîne, se mélange, se noue et se délie en harmonie avec la faune et la flore régnant sur ces territoires. Formée en illustration et en bande dessinée, Aurélie Wilmet met sa technique, sa sensibilité et son regard ajusté sur les paysages lointains et les peuples méconnus qui les habitent au service de récits forts et profondément humains. Comme Rorbuer, Épinette noire est le fruit de son goût pour le voyage et la recherche.
Commençons par la genèse d’Épinette noire. Comment s’est faite votre découverte de ce territoire et de cette communauté ?
Le travail s’est fait en plusieurs étapes. Ma première envie de travailler sur le Québec et les communautés est venue lorsque j’y vivais, en 2018-2019. Pour mes recherches, je m’étais rendue dans une communauté Attikamek du nord du Québec, qui n’est donc pas une communauté Inuit. J’avais rencontré une dame qui était coordinatrice d’un programme d’information sur la culture et l’histoire de son peuple, le peuple Attikamek. Elle nous avait fait une sorte de cérémonie de partage où elle avait parlé des pensionnats indiens, de la mythologie de son peuple et des contes. C’était vraiment intéressant. Tout ça se déroulait dans une ambiance de sauge brûlée… On avait vraiment l’impression de faire partie de quelque chose. Mon envie de travailler avec les communautés a commencé là.
Par la suite, je suis allée aux archives. J’ai lu des livres, des autobiographies sur des Inuk qui avaient vécu à l’époque que je voulais illustrer : le début du XXème siècle. Mon idée était aussi d’aller sur place. J’avais une résidence qui se passait au Québec. J’étais censée aller dans la communauté dont je parle dans le livre mais malheureusement, à cause du Covid, mon voyage a été totalement bloqué. J’ai dû annuler mes billets parce que la communauté avait été confinée suite à quelques cas de Covid recensés. Ils voulaient la protéger, ce qui est normal… Voilà, c’était une vraie déception de ne pas pouvoir aller sur place. J’espère qu’un jour, je pourrai y aller.
Cette résidence au Québec, vous y aviez été sélectionnée ?
Oui. La Fédération Wallonie-Bruxelles en Belgique organise un programme d’échange avec le festival de Québec BD. C’est un échange de deux mois pour venir faire une résidence de recherche sur un projet de bande dessinée. J’ai été invitée sur place pendant deux mois, pour venir faire des recherches. J’ai pu aller me documenter aux Archives nationales du Québec parce qu’il y avait des informations sur le village sur lequel se base le livre dans les années 1940 et le début du XXème siècle. Ça m’a aussi aidée dans mes recherches sur place.
Le village et la communauté dont vous racontez l’histoire existent donc encore aujourd’hui.
Oui, la communauté y vit encore. Bon, elle a beaucoup évolué, ce n’est plus la même chose que dans les années 1940, bien évidemment. La population a même légèrement augmenté. Après, cela reste une communauté vivant dans de petits baraquements perdus dans cet espace complètement désertique. Ça reste aussi quelque chose d’assez proche, au niveau visuel, du paysage.
Vous mêlez cette communauté, leur quotidien et leurs traditions à l’histoire de l’aviation et en particulier de la compagnie transcanadienne. Comment avez-vous intégré ces deux éléments l’un à l’autre ?
Alors ça, c’est venu en lisant plusieurs livres mais surtout celui-ci : Je veux que les Inuit soient libres de nouveau. C’est une autobiographie écrite par Taamusi Qumaq, un Inuk qui a vécu au début du XXème siècle. Ce livre, c’est une série de récits de vie. Dans l’un d’eux, l’auteur évoque le fait qu’il se rendait deux fois par an, en traîneau, à un point de rendez-vous à Inukjuak pour venir réceptionner le courrier pour les communautés. Le courrier arrivait en avion ou, à certaines époques, en bateau. Les communautés se retrouvaient au même endroit pour le réceptionner. C’est à ce moment-là que je me suis dit que ce serait sympa d’utiliser ça, parce que je trouvais cela intéressant : le courrier, à l’époque, arrivait quand même sur place… Après, ça n’était pas spécifiquement pour les communautés, c’était plus pour les « Blancs » – comme ils les appelaient – qui vivaient sur place et qui avaient besoin d’avoir du courrier, du matériel. Au départ, c’était donc principalement fait pour ça. Cela servait aussi au commerce de fourrures d’ours et de renards arctiques. Ce genre de fourrures étaient ramenées au Québec pour être vendues dans des magasins.
Qu’en est-il du personnage de Violette dans ce contexte ? Est-il fictif ou a-t-elle réellement existé ?
Alors, elle est fictive. Le personnage n’a pas vécu à Kuujjuaq comme dans mon récit. J’aimais l’idée qu’une femme puisse avoir eu son importance dans une communauté à l’époque. Je n’ai pas vraiment trouvé de récits qui faisaient état d’une femme qui avait occupé une telle place. Il y a eu des hommes qui ont travaillé à la Baie d’Hudson et qui ont aidé les communautés à se développer. À part eux, je n’ai pas trouvé de personnages féminins. Après, je me suis aussi intéressée aux aviatrices du début du siècle et c’est comme ça que m’est venue l’idée du métier de Violette. Ma base première était donc le courrier qui arrive dans les communautés, et puis je me suis dit : « Ah, j’aimerais bien que ce soit un personnage féminin »… Et je me suis intéressée à la possibilité qu’il y ait eu, à l’époque, des aviatrices qui travaillaient, par exemple, pour l’Aéropostale. J’ai alors découvert Katherine Stinson, une pilote américaine qui a rejoint la compagnie postale américaine en 1917. Voilà, c’est de nombreuses petites références que j’ai rassemblées pour construire ce récit ; un récit dont j’aurais aimé qu’il existe en vrai.
Violette se dresse comme l’une de ces figures féminines qui ont pu être invisibilisées. Elle est une pilote reconnue, s’intègre dans la communauté Inuit contre la volonté de son mari duquel elle finit par se séparer… Dans son métier comme au sein de cette communauté, elle a un rôle important.
Oui. Beaucoup de personnes m’ont demandé s’il y avait vraiment des femmes qui travaillaient en tant que pilote à l’époque. En fait, il y en a quand même pas mal… Enfin, on parle d’une dizaine, d’une vingtaine de femmes. Mais c’est quand même beaucoup pour l’époque.
Cette communauté vit un quotidien assez particulier, d’autant plus dans les années 1940. C’est une vie assez rude, avec ses habitudes et ses traditions. Malgré tout, on sent que ces personnes sont traversées par une multitude d’émotions et entretiennent des amitiés et une solidarité sincères. Cela interroge sur l’universalité de ces valeurs.
Oui. Dans ce que j’ai pu lire, il ressort que ces peuples ont un rapport au monde très, très simple. Ces relations humaines sont comme nous les imaginons, peut-être, c’est-à-dire moins superficielles que ce qu’elles peuvent être dans les villes. Je voulais faire ce rapprochement avec le fait que ce n’est pas parce qu’on est différents, qu’on ne vient pas du même monde, qu’on ne peut pas s’entendre. Des relations fortes peuvent se faire entre des personnes qui vivent au milieu de nulle part et des personnes qui vivent en ville…
Certaines personnes, à commencer par Charles, le mari de Violette, qualifient cette communauté de « sauvage » et se demandent comment elle fait pour « tenir ». Quelle a été votre approche de cette peur et de cette méconnaissance de l’autre ?
Au cours de mes recherches, j’ai récolté les témoignages de personnes qui ont côtoyé les Inuit au début du siècle dernier et qui avaient une relation assez conflictuelle avec le fait que ces communautés étaient considérées comme moindres. Je voulais mettre ça en avant parce qu’aujourd’hui, bien que le Québec essaie de reconnaître le fait qu’on a lésé ces communautés à l’époque, cela reste une réalité pour elles. Je pensais que c’était important, avec certains personnages, de montrer que c’était bel et bien factuel et qu’il y avait un vrai dénigrement du peuple autochtone. On le dénigre encore dans certaines situations mais à l’époque, c’était beaucoup plus fort. Le système prenait une forme de colonisation. Dans le récit, Violette a ce rapport particulier avec ça. Elle veut comprendre, essayer de se rapprocher de ce peuple et de partager sa culture. C’est une vraie démarche. Il s’agit de tenter de comprendre quelle est leur vie de tous les jours, leur relation à la nature, à la magie et à tout cet aspect mystique.
Et puis, cette relation entre les communautés et les Blancs sur place à l’époque était vraiment particulière. Beaucoup étaient simplement là pour récupérer la fourrure. Au début de mon récit, je parle d’une zone militaire qui a bel et bien existé. Cette base s’était installée et prenait toute la place dans la région. Ils avaient aménagé la Baie d’Hudson. C’est un commerce qui existe toujours aujourd’hui. Au départ, c’était un commerce de fourrure qui, après, est devenu une sorte de supérette. Dans mon récit, il y a donc beaucoup de fiction mais aussi de nombreux éléments basés sur des choses réelles, mises en place dans les années 1940.
Aujourd’hui, le Nunavik, c’est 14 000 habitants pour 507 000 km2. En 1940, la population devait être encore plus réduite. C’est vertigineux. L’attachement d’une communauté à sa terre et ses traditions devait être particulier…
De manière générale, le Canada, c’est de grandes étendues avec beaucoup moins de population que dans nos pays européens. Les communautés sont encore très attachées à leur terre, bien que beaucoup de choses aient changé, ne serait-ce que, tout simplement, tout ce qui est apparu à l’époque moderne. Par exemple, maintenant, ils ne voyagent plus vraiment beaucoup en traîneau. Les chiens de traîneau et ce genre de choses, c’est plus pour ce qui est touristique. Sinon, les habitants voyagent en scooter de neige. La façon de chasser est aussi vraiment différente. La chasse au phoque définie dans Épinette, je pense qu’elle se fait toujours, mais avec des armes à feu. Il y a beaucoup d’évolutions dans leur façon de fonctionner. Et même s’ils ont toujours, je pense, un rapport très proche à la nature et un rapport général au monde qui est assez différent, ils sont aujourd’hui plus proches de notre façon de fonctionner qu’à l’époque. Par exemple, je pense qu’ils utilisent encore l’ulu, mais pas dans la vie de tous les jours. Ils ont de vraies maisons, des télés…
Vous aimeriez vous rendre sur place lorsque la situation le permettra. Pour Rorbuer, vous étiez également allée en Norvège. Vous prenez le temps de faire de nombreuses recherches archivistiques. Quelle place prennent ces voyages et cette documentation dans votre processus d’écriture ?
Je n’étais pas allée dans le village précis dans lequel se déroule Rorbuer – j’y vais cet été ! Mon rêve serait de traduire le peu de texte qu’il y a en norvégien pour pouvoir le publier en Norvège. Pour les archives, j’adore la recherche. Aller dans les centres d’archives, je trouve toujours ça très amusant. Il y a tellement de choses que personne ne va voir… Quand on arrive aux archives, généralement, on a réservé et on ne sait pas sur quoi on va tomber. Pour Épinette noire, j’avais réservé tout ce qu’il y avait sur la ville de Kuujjuaq au siècle dernier. Je suis arrivée et il y avait plein de caisses, de boîtes, que l’on m’avait préparées sur une étagère. C’était de vieilles photos et de vieux dossiers sur l’évolution de la région. Bon, il y avait pas mal de choses sur l’évolution du terrain et des noms de la région. Une fois qu’on a éliminé tout ça, il reste les photos, les textes sur la communauté et la Baie d’Hudson à l’époque, ce genre de choses. Puis, on rassemble le tout et on fait des copies pour relire ça chez soi, tranquillement. C’est plus simple que de passer une semaine à la Bibliothèque Nationale, d’autant qu’ils doivent ressortir les caisses à chaque fois (rires). En tout cas, je trouve ça très intéressant.
Pour ce qui est d’aller sur place, cela m’aide dans ma manière d’écrire mais surtout au niveau des couleurs. Mon choix de couleurs est très souvent influencé par ce que je ressens in situ. C’était le cas en Norvège avec Rorbuer et ça l’a été au Canada pour Épinette noire. Généralement, c’est vraiment dans toute ma recherche que les couleurs me viennent. Il arrive souvent qu’elles ne soient pas proches de la réalité mais malgré cela, dans mon processus créatif, je vois le projet être dans ces tons et dans aucune autre gamme de couleurs.
Parlez-nous du choix du nom, « Épinette noire ». Est-ce une espèce que vous connaissiez, qui vous tenait à cœur ?
Oui, je connaissais déjà l’espèce. Il faut savoir que j’aime beaucoup tout ce qui est épicéas, pins et les huiles essentielles qui y sont accordées. Pour l’épinette noire, j’avais déjà quelques huiles. Il y a aussi les arbres, bien évidemment, mais ils se trouvent principalement dans le nord du Québec et je n’ai pas vraiment pu en voir beaucoup. Il y a également le nom de l’ours de mon récit, « Akiruk », qui est l’une des significations d’« épinette noire » en inuktitut. Je me suis aidée d’un livre, Plantes des villages et des parcs du Nunavik, qui rassemble tous les types d’espèces de plantes. C’est là-dedans que j’ai également trouvé certains termes techniques en inuktitut pour le livre.
Dans vos récits, on sent que la nature et les grands espaces vous parlent tout particulièrement.
Quand j’ai commencé l’illustration, j’ai découvert une grande passion dans le fait de dessiner des paysages. Ça a donc été mon intérêt premier : dessiner des paysages contemplatifs. Quand j’ai débuté la bande dessinée, j’ai vraiment eu envie d’avoir ce même rapport : parler à la fois de la mythologie, de mythes, de magie mais aussi d’un peuple donné. Très souvent, ce sont des peuples isolés au milieu de grandes étendues ou, en tout cas, de paysages un peu surréalistes. Ces paysages me font tout simplement rêver et j’avais envie de partager mon lien avec eux. Ils m’évoquent un sentiment de bien-être. Je suis une personne très stressée et ils m’aident à avoir ce rapport anti-stress. Quand je suis face à l’un de ces paysages presque nu de toute civilisation, je trouve mon rapport au monde beaucoup plus simple.
Vos récits montrent que cette nature est maîtresse, indomptable, forte et stable.
Oui. C’est ce que j’aimais aussi dans les contes et la mythologie. On sent que les premiers rapports de ces peuples à la nature et aux animaux est magique mais aussi très simple, finalement. Tout comme leur rapport au monde. Ils n’en font pas des caisses. C’est intéressant de voir qu’en fait, dans toutes les régions du monde, on trouve des rapprochements à faire alors que ce ne sont pas du tout les mêmes peuples. Et en même temps, ces contes sont universels. Ils ont traversé les époques jusqu’à aujourd’hui et dévoilent toute cette nature, ce rapport à l’animal et à la magie. Ça me touche beaucoup.
Cela se retranscrit dans votre dessin. Les couleurs, le travail de la main, l’application du crayon, l’encre… Est-ce que ce sont vos techniques de prédilection ou est-ce une volonté de représenter cette face brute de la nature ?
Alors, c’est ma technique de prédilection, ça c’est sûr (rires). J’aime beaucoup mélanger le crayon et le marqueur Copic. Après, ce que j’aime bien, c’est que le crayon peut apporter quelque chose, d’après moi, de sensible dans le dessin. Je peux vraiment faire des dégradés, travailler quelque chose de presque sensuel dans le dessin. Et en même temps, le marqueur, j’aime bien l’utiliser en plus pour rapporter cette matière un peu brute, plus proche de ce que je veux exprimer : la nature telle qu’elle est. Brute. J’aime cette texture, j’aime le fait qu’on puisse voir l’application du marqueur qui vient confronter le crayon de couleur, un peu plus sensible.
Rorbuer est un roman graphique muet que l’on comprend à travers les images ainsi que par quelques noms et définitions soigneusement fournis. Dans Épinette noire, il y a une narration et des dialogues mais de nombreux passages restent sans paroles ni texte indicatif. Est-ce par volonté de laisser à votre lectorat libre court à son imagination, son interprétation propre ?
C’est tout à fait ça. Dans Rorbuer, ma réflexion était de laisser le lecteur se créer totalement son histoire, tout en lui donnant des indices : quelques mots, quelques définitions qui puissent l’aider à suivre une ligne directrice. Dans Épinette noire, je voulais conserver cette idée de laisser le lecteur se « perdre » un peu. J’aime qu’il se demande ce qu’il se passe. C’était aussi un rapport direct avec ce que vivait le personnage de Violette. On ne sait pas trop si elle devient folle ou si, tout simplement, c’est le froid et la dureté de ce qu’elle est en train de vivre qui lui font perdre le sens des réalités. J’avais envie de garder ce genre de passages muets. C’est quelque chose qui me tient beaucoup à cœur dans mes projets ; il y a des façons de travailler que j’aime bien utiliser. Dans ces deux premiers livres, je voulais trouver un lien dans les thématiques mais aussi dans la façon de construire le récit. Et puis, j’aime réfléchir le récit de manière un peu nouvelle, faire en sorte de ne pas seulement raconter l’histoire de manière très frontale. J’avais envie, par exemple, d’avoir cette double vision qui permet de se demander si le récit qu’on lit est vraiment en train de se passer… ou si l’on est en train de rien comprendre. Tous ces liens me tiennent à cœur.
Épinette noire, Aurélie Wilmet, Super Loto Éditions, 2024, 29 euros.