À travers cet étrange personnage de disparu volontaire parti habiter le tribunal judiciaire de Paris, Joy Sorman dresse un brillant réquisitoire contre l’institution et ses promesses de justice restées lettre morte.
Il est, comme le titre du roman l’indique, « le témoin ». Mais contrairement aux dizaines d’autres venus témoigner dans l’enceinte du tribunal judiciaire de Paris, où il passe désormais ses journées, Bart n’est impliqué dans aucun procès. Ou plutôt, il est impliqué dans tous, puisqu’il va tous les regarder. On pourrait dire que Bart est le témoin de la justice en général.
Un matin, sans tambour ni trompette, cet ancien salarié de Pôle Emploi décide qu’il deviendra disparu volontaire. Sans un mot pour le peu de proches qui l’entoure, Bart et sa frêle silhouette font leurs valises. Il emporte le strict minimum. Des vêtements, quelques vivres et un nécessaire d’hygiène… Il faut dire que cet homme effacé ne va pas bien loin. Après avoir abandonné son appartement, il ira s’installer au tribunal judiciaire de Paris.
À la manière d’un animal indésirable ou d’un fantôme, Bart se creuse un petit terrier dans un plafond de l’auguste bâtiment. Il hante les murs. Chaque matin, il descend de sa cachette pour ingurgiter café crème et biscuits au gingembre avant d’aller suivre, au hasard des salles d’audiences, les affaires en cours. Des comparutions immédiates aux grands procès d’inceste, Bart sera le témoin de la justice en marche.
« La loi doit être la même pour tous »
Le dispositif du roman est très simple. L’autrice ne s’en cache pas. Son personnage est volontiers translucide : son épopée personnelle lui vaut bien quelques pages de description, guère plus. Non, plus qu’un homme, Bart est un œil. Bart regarde, Bart nous donne à voir. Le texte peut se résumer à la somme de procès observés par le personnage. Certains font l’objet de quelques paragraphes, d’autres de plusieurs pages, en fonction de l’intérêt des affaires, de l’attention que les juges leur portent.
Et c’est bien là que le bas blesse : les juges, blasés, examinent les affaires d’un œil torve. Les longues piles de dossier s’accumulent et la tâche semble immense. Comme si les procès étaient une sorte de flux ininterrompu que l’on devait traiter sans cesse, sans relâche. Et ce flux semble alimenté par des profils qui se ressemblent immanquablement : toujours les mêmes hommes, jeunes, issus de quartiers populaires, racisés pour la plupart.
À ceux-là, la justice n’accorde aucune trève, aucune considération. Ce qu’ils reçoivent en venant au tribunal, c’est beaucoup de mépris. À l’image d’un jeune homme, arrivé au tribunal pour vol avec violences dans les beaux quartiers de Paris. « Chuis coupable », dit-il. Il a une dette à rembourser. « Vous n’étiez pas obligé de voler monsieur », lui rétorque le juge depuis son estrade, depuis son fauteuil de juge, sans doute également depuis l’enfance et les études privilégiées qui l’ont amené jusqu’à cette place.
« Le président ne dira pas comment faire autrement, quels sont les autres choix, ne proposera pas d’alternative et Bart ne voit pas ce que ce jeune homme aurait bien pu faire d’autre que voler pour honorer sa dette. »
Joy Sorman, Le témoin
Décrire
À mesure que les affaires s’enchaînent, l’œil de Bart s’aiguise. Les procès se ressemblent, les peines lourdes et injustes également. Des mois de prison pour avoir volé un pass navigo dans le métro, des années pour un vol à main armée. Les juges se font soudain plus cléments lorsqu’un homme, privilégié lui aussi, se retrouve à la barre. Il a beau être accusé, il est entendu comme une victime. Pour une fois on prend son temps, on fait preuve d’empathie.
Derrière ses atours d’institution légitime, la justice n’est finalement qu’une justice de classe, nous sursurre le roman. À force d’observer les plus démunis accusés, méprisés, puis condamnés, Bart voit chez eux cette « absence de révolte » : « Il se doute bien que cette acception remonte à loin, qu’elle a une histoire, que la soumission a commencé peut-être dès l’enfance ». Dans Offenses, Constance Debré, qui a longtemps œuvré comme avocate, défendait la même thèse. L’autrice se penchait sur le cas d’un homme, endetté lui aussi, coupable du meurtre d’une vieille femme dans sa cité HLM. S’il était bien coupable du meurtre, comment ne pas voir la responsabilité collective de son forfait ?
Plutôt que de se pencher sur une affaire en particulier, Joy Sorman en invente mille, toutes plus banales et oubliables les unes que les autres. C’est bien là la dimension terrible de la justice qui nous apparaît en filigrane : pour montrer qu’elle est injuste et cruelle, il suffit simplement de la décrire.