ARTLITTÉRATURE

« Je veux glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu » – Écho

@ Editions MF

Un secret peut-il être l’occasion d’une œuvre ? L’artiste italien Alberto Sorbelli décide de vendre aux enchères un « mot » qui sera transmis, de bouche à oreille, à l’acheteur ou à l’acheteuse exclusivement. Plusieurs spécialistes rassemblent, dans ce livre, leur pensée sur cette œuvre inclassable.

Le 6 juin 2023, à l’Hôtel Drouot, a lieu une vente aux enchères lors de laquelle Alberto Sorbelli a mis en vente un mot. Son acquéreur a ensuite reçu le vocable dans un murmure proféré par l’artiste. Je veux glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu est un ouvrage collectif qui réunit vingt-cinq textes autour de l’œuvre d’Alberto Sorbelli, Le Mot. Cette oeuvre est à la fois un geste artistique remarquable qui saisit, en creux, ce qu’il en est de la parole, de l’écoute, du secret ; mais elle est aussi une procédure juridique créative qui montre les limites du marché de l’art. 

Né en Italie en 1964, Alberto Sorbelli est d’abord danseur avant d’intégrer les Beaux-Arts de Paris en 1989. Son œuvre s’invente comme un rapport d’échange entre lui et les autres. Il crée des dispositifs où il donne de son temps, discute, charme. Dans les années 1990, il incarne successivement plusieurs personnages. Lors de ces actions, d’abord il échange autour de son œuvre qui n’existe pas encore (Le Secrétaire) puis il radicalise son geste (La Pute). Il se travestit, distribue son numéro de téléphone, se photographie, racole, embrasse ; mais la réponse est si violente qu’il incarne un nouvel avatar, L’agressé. Il se met alors en scène subissant les insultes et les coups dont il fut la cible.

Ce grand livre bleu compose une fresque théorique, juridique, philosophique et poétique. Il rassemble aussi bien une analyse des moments artistiques du XXème siècle qui ont modifié le statut d’oeuvre d’art, des réflexions sur la dématérialisation et la spéculation de la finance, des textes sur l’oeuvre et la vie d’Alberto Sorbelli qu’un calligramme. Artiste mais aussi dessinateur, metteur en scène et comédien, Alberto Sorbelli essaie de repenser un dispositif critique où des êtres peuvent se rencontrer, au présent et en désir, et dire les mots qu’il y a à dire. Avant la vente du Mot, il se demande si l’œuvre peut vraiment « produire une transformation pour qui l’écoute » ?

Donne-moi ton oreille que j’y dépose un mot, mon mot, ce mot. Désormais ; ce mot nous unit. […] Ce mot nous lie : toute parole devrait être un pacte et une responsabilité. […] Tu fus ce jour-là à la hauteur de ma parole, je fus ce jour là à la hauteur de ton écoute. Qui peut en dire autant ? Chut. Ne dis mot. Va. Va, avec ce mot pour toi, à toi.

Bouche décousue de Collin Lemoine, Je veux glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu

L’œuvre c’est le mot  !

Je veux glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu s’ouvre sur les attestations notariales qui ont encadré légalement la transaction financière et artistique de cette œuvre. La forme contractuelle a été créée expressément à l’occasion de cette vente particulière par Benjamin Dauchez et Amandine Passot. L’artiste y explique sa démarche : « Le mot change de corps, passe d’une mémoire à l’autre, de l’intérieur à l’extérieur suivant, il agit invisible et secret ».  C’est tout un théâtre. Cependant, cette œuvre n’est pas une performance. L’œuvre, pour Alberto Sorbelli, c’est le mot. Ce mot nous ne le connaissons pas.

Encore une fois Alberto, tu nous bouscules et tu nous pousses à être exigeants dans notre rapport à l’art et au réel. Tu provoques une remise en cause de notre conception de l’art, puisque tu la fais évoluer. Tu agis dans le monde réel, mais nous n’accédons jamais à la réalité de cette œuvre-là. 

Cher Alberto de Stéphanie Pioda, Je veux glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu

Comment parler de cette œuvre ? Est-elle « un mot de passe » pour un club privé qui ne comporterait qu’un seul membre ? Une « nouvelle famille de secret, un secret venant s’ajouter au secret médical, professionnel, des affaires  : le secret artistique » (Antoni Collot) ? Une « affaire de nourriture » (Valentine Ganay) ? Une pièce d’une « esthétique motérialiste » (David Zerbib) ? Un « art sans cimaise » (Ghislain Mollet-Viéville) ? C’est cette enquête artistique réjouissante dans laquelle nous plonge ce livre où chaque texte est une perle. 

Avec la simplicité de son geste et la création juridique qui en découle, Alberto Sorbelli trace des sillons pour échapper à la fétichisation. Il met en lumière la puissance que peut contenir une parole adressée, glissée – non capturée, non détournée. Tout à coup, c’est comme si l’on pouvait écouter autrement, en faisant silence et en restaurant de la confiance. Dans la proximité de ces deux êtres qui se parlent, un secret se partage.

Textes de Philippe Artières, Théo Boyadjian, Romane Charbonnel, Antoni Collot, Valentine de Ganay, Marianne Doury, Arnaud Esquerre, Bastien Gallet, Etienne Helmer, Laurent le Bon, Jean-Claude Lebensztejn, Colin Lemoine, Roberto Lucifero, Sandrine Meats Mollet-Vieville, Gabriel Montua, Emmanuel Pierrat, Stephanie Pioda, Jérôme Porier, Paolo Pomati, Jad Sammouri, Thomas Schlesser, Gilles Verdiani, Mayeul Victor-Pujebet, David Zerbib.

Je veux glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu, Alberto Sorbelli, éditions MF, 30euros.

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