Face à l’urgence du changement climatique le recours à la violence, à l’intimidation et les enlèvements peuvent-ils être une solution ? Avec Derrière les lignes ennemies, Lucas Samain nous met face aux dilemmes moraux et pratiques de ces questions. Une première création originale mais qui n’est pas toujours à la hauteur de ses ambitions.
Auteur diplômé de l’Ecole du Nord en 2018, Lucas Samain a travaillé en tant que dramaturge et passe pour la première fois à la mise en scène avec Derrière les lignes ennemies . S’il réfute l’idée d’un spectacle politique, il s’en approche pourtant beaucoup avec cette pièce qui interroge ce que les citoyens peuvent mettre en œuvre pour répondre à la crise climatique.
Antoine Moront a 31 ans. Il a fait Polytechnique et HEC et il est désormais directeur de la stratégie digitale de TimberGenetics. Cette entreprise, dirigée par sa mère, a mis au point une technologie de modification génétique des arbres les rendant plus résistants. Cette technologie est toutefois remise en cause. Elle aurait causé le cancer d’une agricultrice ayant planté de nombreuses semences TimberGenetics. Après une première condamnation et l’obligation de lui verser 27 millions d’euros de dédommagement, la justice a finalement acquitté l’entreprise. Afin de dénoncer cette décision, quatre activistes décident de kidnapper le jeune héritier. Malheureusement pour eux, la société ne tient peut-être pas tant que ça à sauver Antoine Moront…
Sur un plateau figurant un entrepôt agricole, on retrouve les quatre activistes du groupe Tachigali qui viennent de kidnapper le jeune cadre durant son footing matinal. Leur objectif ? Faire le procès de cet enfant du capitalisme anthropocène, exiger l’arrêt des contrats de l’État français avec TimberGenetics et forcer la société à verser les 27 millions d’euros annulés par la justice. Il ne s’agit pas de violenter ou de tuer Antoine mais d’exposer les stratégies de tromperie de sa société et les mensonges auxquels elle n’hésite pas à recourir pour faire des bénéfices.
Cirque médiatique
Lucas Samain est un observateur attentif de ce que l’on appelle souvent le « cirque médiatique ». C’est d’ailleurs dans cette critique d’une société de l’hyper commentaire que son spectacle est le plus convaincant. Faisant un usage parcimonieux de la vidéo et plus ostentatoire de la musique, il déroule avec brio la mécanique de cette hystérie collective qui s’essouffle aussi rapidement qu’elle apparait. Après l’enlèvement de l’héritier, tout le monde y va de son commentaire, s’invective sur les plateaux de chaines d’information, publie des tribunes ou dévoile des projets des lois sécuritaires. La frénésie est totale mais de courte durée. En quelques minutes qui figurent quelques jours, le public se lasse rapidement de ces Tachigali à l’approche très théorique et intellectuelle. Pire, les Français·es (et même sa propre famille) se désintéressent du sort d’Antoine Moront. L’action coup de poing change alors de dynamique, contraignant les activistes à repenser plusieurs fois les raisons de leur action et, de manière passionnante, jusqu’où ils sont prêts à aller.
Coincé avec un otage que personne ne veut voir libéré, la fin du groupe Tachigali imaginé par Lucas Samain ne peut être que malheureuse. Le nom « Tachigali » – un arbre qui ne donne des fruits qu’une fois à l’âge adulte avant de mourir – ne laisse d’ailleurs pas vraiment planer le doute. Il faut dire que de la Fraction Armée Rouge allemande aux brigades rouges italiennes, toute l’histoire de ces mouvements a montré que l’action violente était rarement couronnée de succès. Au contraire, le plus souvent elle permet au camp opposé d’en sortir renforcé. Le metteur en scène cite d’ailleurs l’auteur Mathieu Riboulet qui avait dressé ce constat dans Entre les deux, il n’y a rien (2015).
How to blow up a pipeline
C’est dans ce pessimisme assumé et ce refus de mettre en scène la réussite du groupe que le projet de Lucas Samain déçoit un peu. Dans ses prémices, Derrière les lignes ennemies pourrait faire penser à How to blow up a pipeline, le film de Daniel Goldhaber sorti en 2023. Mais là où le long-métrage détaille avec précisions les raisons de l’engagement de chaque protagoniste et leur offre une fin en forme de succès, Lucas Samain opte pour un chemin à la fois plus convenu et moins abouti. Jamais il ne semble s’intéresser à l’histoire de ces quatre activistes dont il est impossible de comprendre les choix.
Pire, il fait d’Antoine Moront la figure la plus intéressante du spectacle. Il aurait certes été ridicule d’en faire un héritier borné mais il mérite des adversaires à sa hauteur. Jamais aucun des membres du groupe Tachigali ne semble en mesure de rivaliser intellectuellement avec le jeune héritier. Son cynisme, sa maitrise des codes de la communication semblent même complètement les désarmer, comme s’ils n’avaient jamais vraiment réfléchi au sujet avant de le kidnapper.
À l’image du petit plateau où elle se tient, la pièce de Lucas Samain apparait donc comme un peu étriquée. Avec un sujet aussi intéressant et d’actualité, on aurait aimé le voir prendre plus d’ampleur. On sent frémir toute l’agilité intellectuelle dont il est capable et on espère qu’elle s’exprimera pleinement dans ses futures créations.
Derrière les lignes ennemies de Lucas Samain. Dans le cadre du programme « Hors les murs » du Théâtre des Amandiers de Nanterre. Jusqu’au 10 février 2024 au Théâtre du Rond-Point. En tournée au Théâtre des Célestins de Lyon du 25 mars au 5 avril 2025. Durée : 1h40. Tarif : 12-33€.