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Rencontre avec Kilian Riedhof : « Nous avons voulu déconstruire les clichés narratifs pour nous confronter à l’Histoire »

Kilian Riedhof - Stella, une vie allemande
© Thomas Leidig

Stella, une vie allemande (Stella. Ein Leben.) est le nouveau long-métrage du réalisateur allemand Kilian Riedhof (Vous n’aurez pas ma haine, Un hold-up sans précédent). Mêlant force et expressionnisme, le cinéaste raconte l’histoire vraie de Stella Goldschlag, une femme au destin aussi tragique qu’ambivalent.

La vie à Berlin en 1943 est synonyme de peur, de fuite, de dissimulation et, par-dessus tout, d’incertitude totale sur ce dont demain sera fait. Alors que son désir ultime est de s’envoler pour Broadway pour s’y produire sur scène en chantant du jazz avec ses amis, Stella Goldschlag est brutalement rattrapée par la Seconde Guerre mondiale. Née en 1922 à Berlin dans une famille juive, la jeune femme plonge dans la mer obscure et constamment menaçante qu’est l’opposition au régime nazi. Le conflit coupe nette sa trajectoire dorée. Arrêtée, violemment torturée, elle se voit proposer un choix monstrueux. La victime devient coupable, décisionnaire au sein d’une guerre sans merci menée par des responsables à la perversité terrible. Rencontre avec Kilian Riedhof, le réalisateur de ce long-métrage qui renouvelle brillamment le film historique en lui donnant les teintes d’un film de genre sans aucunement perdre en authenticité.

Paula Beer dans « Stella, une vie allemande » de Kilian Riedhof
© Majestic/Jürgen Olczyk

En France, l’histoire de Stella est assez méconnue. Est-ce le cas en Allemagne ? 

Oui, on peut dire qu’elle n’est pas bien connue. Si vous posez la question à des passants dans la rue, il y a des chances qu’ils vous répondent qu’ils ne connaissent pas l’histoire de Stella Goldschlag. Il y a une pièce de théâtre à Berlin qui est jouée depuis environ vingt ans. Par ailleurs, il y a eu plusieurs tentatives de faire ce film. Il y a également eu un livre écrit par Peter Wyden, il y a vingt ans, et qui a suscité une certaine agitation. Malgré cela, ce n’est pas une histoire très populaire. Son retour à la surface est même assez nouveau. Nous sommes impatients de voir les réactions du public, et notamment des spectateurs allemands. 

Et en ce qui vous concerne, comment avez-vous entendu parler de cette histoire et découvert l’affaire ? 

C’était il y a vingt ans. Je suis tombé sur une photo de Stella dans un journal. C’était une femme blonde, pleine de vie. Elle était en plein centre de Berlin, sur le Kurfürstendamm. Elle dégageait une réelle modernité. Un article accompagnait la photo. Je l’ai lu, et j’ai alors découvert ces choses affreuses qu’elle avait faites. D’un autre côté, je lisais qu’elle était une victime. Dès le début, l’image que j’avais d’elle a été très ambiguë. Elle me confrontait à la question : «  Qu’aurais-je fait si j’avais été à sa place ?  ». C’est quelque chose qui me hante encore aujourd’hui. Il n’est pas évident de répondre à ces interrogations. Aurais-je eu la force de dire non ? À quel stade aurais-je arrêté ? C’est un véritable dilemme. Il a été l’impulsion originelle pour raconter cette histoire. 

Ce dilemme reflète le propos de votre film. Dans ce contexte précis, Stella n’avait parfois que quelques secondes pour prendre ces décisions terribles qui allaient changer la vie de centaines de personnes. Une pression immense

Tout à fait. Nous devons comprendre qu’il est simple pour nous aujourd’hui de penser qu’elle aurait sans doute pu éviter cela à l’époque. Seulement, nous avons la possibilité de nous pencher en arrière et de regarder la situation avec une vraie distance historique. Pour elle, c’était différent. Elle était piégée dans une situation qui était son « aujourd’hui » à elle. À partir de là, le prisme change. C’est autre chose de prendre une décision dans ce contexte. Faire un choix sous une telle pression devait être bien plus difficile que ce que l’on peut s’imaginer en regardant cette époque dans un état d’esprit actuel. 

Paula Beer et Jannis Niewöhner dans « Stella, une vie allemande » de Kilian Riedhof
© Majestic/Verena Heller

Stella, une vie allemande se construit sur un sérieux travail de documentation. Il y a une véritable méticulosité et un sens du détail indéniable. La chronologie et les faits sont très précis. Comment avez-vous appréhendé et mené ce travail de recherche ? 

Depuis le début, nous étions convaincus que ce n’était pas une histoire à exploiter simplement pour créer de la fiction. Nous ne voulions pas ajouter un trop grand nombre d’éléments «  inventés  ». Nous sommes donc allés aux archives de Berlin et avons commencé à dépouiller les dossiers judiciaires de 1957, ainsi que ceux de l’interrogatoire mené par les Soviétiques après la guerre. Pour nous, il ne s’agissait pas seulement d’acquérir une vision claire de la période. Il nous fallait également comprendre qui Stella était. C’était un véritable travail de détective. Nous devions saisir tous les détails et les assembler entre eux. Parfois, nous devions comparer les témoignages de 1946 à ceux de 1957 pour en extraire les différences. Cela nous a permis de nous rendre compte des faits que Stella a niés onze ans après son premier procès. En fait, elle cherchait à sauver sa peau.

Au fur et à mesure de nos recherches, nous sentions que nous nous rapprochions de son cheminement psychologique au même titre que de la vérité historique. Cela était quelque chose de crucial pour nous. Nous voulions être profondément justes avec elle. Notre intention était de ne pas rendre un verdict final asymétrique mais bien de montrer un personnage ambivalent. C’est cette ambivalence qui permet au public de vivre une expérience ambivalente et d’être confronté – autant que possible – à Stella et à ses décisions. 

On sent en effet que la zone d’équilibre entre l’identification à Stella et le frein ressenti quant à ses actes est très précise. Lors de l’écriture de votre scénario, comment avez-vous procédé pour maintenir cet équilibre tout du long ? 

Je pense que l’important était de décider dans quelles scènes nous voulions nous sentir avec elle et dans lesquelles nous voulions ressentir une horreur extrême face à ses actes. Il était nécessaire de ne pas trop mélanger ces différentes émotions et d’avoir le courage de pouvoir nous sentir proches d’elle. Stella était une jeune personne d’une vingtaine d’années. À cet âge, cette génération a ce désir de vivre pleinement sa vie. Elle est comme affamée de vivre. C’est compréhensible, nous sommes tous passés par là. Pourtant, d’un autre côté, nous sommes face à quelqu’un de relativement auto-centré. Comme nous pouvons l’être aussi, parfois. Pour qu’elle apparaisse au public dans son entièreté, nous devions laisser les deux aspects de son personnage, l’obscurité et la lumière, co-exister – mais pas au même moment.

Ces deux aspects qui s’entrecroisent viennent donc accroître l’ambivalence du personnage de Stella. Elle est avant tout une jeune femme qui rêve d’aller chanter à Broadway, mais la guerre la brime et transforme sa vie en cauchemar.. sans lui faire perdre son goût pour le maquillage, les belles robes à paillettes et le morceau de jazz sur le tourne-disque. Cela la suit d’ailleurs jusqu’à ses derniers instants.

Oui. Stella et sa famille sont déportés et bien des choses terribles adviennent alors autour d’elle. Elle tente de survivre en tant qu’être humain mais également en tant que femme. À la fin, lorsque qu’elle se regarde dans le miroir avec la musique qui tourne en fond, c’est comme si elle écoutait son propre rêve perdu. Au début de sa vie comme au jour de sa mort, elle vit avec le sentiment de ne pas avoir accompli ses rêves.

Les années passant, une lourde culpabilité ronge Stella et la consume. Pour une vie humaine, c’est une sorte de récital tragique. Survivre par tous les moyens n’est peut-être pas la meilleure solution. Cela peut conduire à une vie perdue. Il y a un vieux dicton dans le Talmud qui dit que si vous ne sauvez qu’une seule âme dans le monde, vous sauvez le monde entier. Si on inverse cela, si on trahit une seule âme.. on trahit le monde.

Mais encore une fois, qui suis-je pour lui jeter la pierre ? Je n’ai pas vécu cette situation. Et d’un autre côté, toutes les personnes qui sont venues au camp de Große Hamburger Straße qui rassemblait les Juifs (avant leur déportation à Auschwitz ou Theresienstadt, ndlr) se sont vues « proposer » par le chef nazi du camp, Dobberke, de devenir «  Greifer  »  («  grappin  ») et de trahir ainsi leur peuple. Seulement quinze d’entre elles ont accepté de collaborer : toutes les autres ont refusé. La trahison n’était donc pas un automatisme. C’était une décision prise par une personne et elle semble incompréhensible. Ce dilemme a un aspect envoûtant. On ne peut pas aboutir à un jugement définitif.

Je pense qu’il est important pour nous et pour les jeunes générations d’aujourd’hui de poser nos choix suffisamment tôt. Nous devons le faire à temps car de nombreux ennemis de la démocratie nous entourent. Sous la pression, il devient très difficile de développer un point de vue éthique.

Paula Beer dans « Stella, une vie allemande » de Kilian Riedhof
© Majestic/Christian Schulz

Parlons maintenant de la direction artistique du film. La photographie est impressionnante et est en parfaite symbiose avec le scénario. Berlin en tant que ville est si différente de ce que l’on a l’habitude de voir dans les films racontant la même période. Ici, il y a beaucoup de lumière et une profusion de vie malgré la guerre. Racontez-nous la manière dont vous avez développé ces choix.

Notre intention était de détruire les clichés narratifs qui sont très utilisés dans les films allemands et européens pour développer les événements de cette période d’une certaine manière. Seulement, cela mène à une sorte de zone de confort. Nous devions les éviter car, sinon, nous ne nous confrontions pas à l’Histoire mais nous l’enjolivons comme le ferait un recueil de poèmes. Si les clichés peuvent être tentants à utiliser, ils n’apportent aucun défi. Or, l’Histoire est toujours un défi. J’ai alors dit à mon équipe que le Ku’damm de Berlin devait ressembler à Paris. Je voulais qu’il soit séduisant. Je ne voulais pas montrer le monde nazi comme un monde sombre.

L’idée était de partager le désir de Stella d’intégrer cette société. Peter White disait qu’elle voulait se débarrasser de la soi-disante «  faible  » identité juive et se trouver cette «  forte  » identité aryenne. Elle voulait participer à cette vie. Outre l’atmosphère parisienne du Ku’damm, nous avons mis beaucoup de lumière dans les cafés. Nous nous sommes débarrassés des chemises brunes typiques des Nazis et les avons remplacées par des chemises bleu marine, ce qui reste historiquement correct. 

Vous savez, en Allemagne, chaque fois que nous voyons les chemises brunes, nous nous disons que c’est une autre histoire et nous la mettons de côté. Pour éviter cela et saisir le sentiment que la population ressentait à l’époque, il était nécessaire de se défaire des idées reçues. Par exemple, on a découvert qu’il faisait sombre dans les rues la nuit et que les gens devaient porter des boutons auto-luminescents pour ne pas tomber les uns sur les autres. La majorité de la population était ainsi sur un pied d’égalité. De manière générale, il fallait survivre au contexte terrible qu’était la Seconde Guerre mondiale. 

La musique, les décors, les costumes.. Rien n’est laissé au hasard. Tous ces éléments, additionnés à cette photographie si singulière participent à propulser Stella d’un statut de film historique à celui de film de genre.

Stella et ses amis n’avaient pas beaucoup de temps pour réfléchir. Ils étaient principalement en train de courir pour prendre la fuite. Notre approche s’est voulue brute, crue. Il n’y avait pas de place pour le romantisme. Nous voulions montrer la dureté de la situation. Ces personnes vivaient dans l’improvisation constante. Rien n’était jamais sûr, ni sécurisé. Il fallait être toujours prêt à détaler car un officier pouvait être juste là, au coin de la rue. La seule chose à faire était de réfléchir puis d’agir très vite. Il n’y avait aucune possibilité de réflexion approfondie. 

Nous pensions vraiment que le film devait être quelque chose de physiquement saisissant pour que ce soit une expérience corporelle pour le public. C’est quelque chose qui vous secoue. Ce n’est pas une histoire à laquelle vous pensez seulement : cela passe par votre corps. Je pense que c’est pour cela que nous avons choisi cette façon très expressive de filmer. Nous ne voulions pas être trop subtils et nous perdre dans ces subtilités. Cela donne lieu à un film très palpable.

Il y a une scène qui plonge au paroxysme de cette tension physique : celle d’un bombardement nocturne de Berlin. Stella, Rolf, et l’un de leurs amis, entrent dans une forme de transe, d’abord dans la rue puis en s’introduisant dans une maison de laquelle débordent richesse et nourriture.

Oui. Toujours dans cette lignée de nous imprégner de l’époque, nous tenions à prendre en compte les dynamiques de la vie actuelle, c’est-à-dire la manière dont les gens vivent à Berlin aujourd’hui. En fait, certains aspects de l’histoire sont réellement actuels. C’est arrivé à exactement deux cent mètres de l’endroit où nous avons fait notre première projection. Le Kurfürstendamm était juste là, à l’angle. Nous marchions à l’endroit précis où se dressait alors le camp. Tout est encore si proche…

Si vous voyez des jeunes marcher dans les rues aujourd’hui et que vous imaginez Stella à leur place, quatre-vingts ans plus tard, elle pourrait être une personne tout à fait innocente. Malheureusement pour elle, elle a vécu à la mauvaise époque. Elle voulait simplement obtenir cette même chose que les jeunes désirent aujourd’hui : vivre leur vie et évoluer avec les énergies qui les entourent. Pourtant, elle s’est retrouvée dans cette situation particulière et a pris de terribles décisions. D’un autre côté, elle y a quelque part été forcée. Je pense que c’est ainsi qu’il nous faut considérer les faits. 

Lukas Miko, Katja Riemann et Paula Beer
© Majestic/Christian Schulz

Nous parlions des références tirées des nombreux films sur la période. Outre l’histoire singulière qu’est celle de Stella, comment renouveler le genre lorsque l’on écrit un film sur Berlin pendant la Seconde Guerre mondiale en 2024 ? 

L’axe principal est bel et bien de ne pas reproduire les schémas narratifs dans lesquels l’on peut si facilement tomber. Il faut imaginer que l’histoire puisse se passer aujourd’hui, à ce moment précis. Les témoignages des victimes montrent que la trahison qu’ils ont vécue est arrivée dans leur vie quotidienne. Parfois, ces personnes étaient assises dans un café ou sortaient d’une station de métro. Stella venait alors à eux et les arrêtait. Dans leurs auditions, tous ont expliqué que cela s’est passé à un instant tout à fait ordinaire de la journée qu’ils étaient en train de vivre. 

Finalement, notre objectif principal était de ne pas imposer un choix, un point de vue, à la fin du film. Nous voulions que les spectateurs quittent la séance et qu’ils soient secoués, qu’ils y pensent, qu’ils continuent à se poser des questions : «  Qu’aurais-je fait à sa place ? », « Était-elle coupable ou innocente ? », « Je ne peux pas la comprendre mais elle avait ses raisons  ».

C’est un dilemme constant qui perdure. C’est pour cela que je vais voir des films. Je veux vivre une expérience qui ne me quittera pas, que je ne pourrai pas laisser totalement de côté le lendemain. Je veux que ce soit quelque chose qui se prolonge. 

Stella de Kilian Riedhof, en salles le mercredi 17 janvier 2024.

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