Décédée en 2022, l’autrice canadienne Lori Saint-Martin laisse derrière elle Pour qui je me prends, un récit d’apprentissage enivrant dans lequel l’ascension sociale se fait par la sensualité d’une langue.
« Who do you think you are ? » Des dizaines d’années plus tard, la question lui reste en tête. Pour qui te prends-tu ?, lui demandait inlassablement sa mère depuis Kitchener, une petite bourgade ouvrière du Canada anglophone. Enfant, Lori Saint-Martin ne pense déjà qu’à s’en échapper. Elle maudit sa famille et sa ville. Ne nourrit qu’un seul projet, presque constitutif de ce qu’elle est : s’enfuir. Le déclic vient rapidement. Il y a les premières années d’école et les camarades qui moquent le savoir universitaire – elle les tient en horreur. Il y a ses parents et sa jeune sœur, devenus gros à cause de la malbouffe et de la pauvreté – elle refuse obstinément de s’alimenter pour ne pas leur ressembler. Elle a honte. Plus tard, elle aura honte d’avoir eu honte.
Née Farnham, Lori est convaincue qu’elle doit s’échapper, se créer une identité qui n’existe pas encore, loin du berceau familial qui lui fait honte. Sa nouvelle vie commence autour de ses onze ans. Une nouvelle professeure, enthousiaste, pénètre la salle de classe de l’école élémentaire de Kitchener. Sur le grand tableau blanc, elle dessine à la craie une série de personnages. Ce sont les Leduc. Ils sont Français. Envoûtée par cette langue nouvelle et pleine de promesse, la jeune Lori s’en convainc, elle aussi deviendra française. Elle se promet même, un temps, de désapprendre l’anglais, cette langue vilaine qui lui fait honte. La langue de son milieu d’origine, de l’absence de perspective.
Autobiographie du transfuge
Depuis quelques années, les textes de transfuge de classe se multiplient dans les librairies. De la nobelisée Annie Ernaux, au jeune Édouard Louis en passant par la journaliste Nesrine Slaoui et son récit de formation, Illégitimes, ces autoportraits semblent être devenus un genre littéraire à part entière. Tous les exemples cités sont français. C’est peut-être cette différence – Lori Saint-Martin – est canadienne, qui singularise tant Pour qui je me prends. Plus que récit de son émancipation personnelle, l’autrice s’attache à décrire, à longueur de pages, l’émotion ressentie lorsqu’elle a découvert le français.
Le texte revient sans cesse à ce qui en fait la base, une déclaration d’amour, infinie, à la beauté des langues. Il y a aussi ce que les langues permettent : elles font en nous émerger des mondes. Des mondes physiques, les pays dans lesquels on les parle. Mais aussi des mondes mentaux : lorsque l’on est bilingue, le cerveau peut penser dans plusieurs langues.
« Je vois à présent que me traduire pleinement vers le français ou plutôt en réinventer en français, puis, plus tard, en espagnol, a été l’œuvre de ma vie. Je suis une transfuge, une translingue. J’y ai mis du temps, j’y ai mis toute ma vie. »
Pour qui je me prends, Lori Saint-Martin
Consolation
Plus que la description clinique de cette honte ressentie durant l’enfance, Lori Saint-Martin fait le récit de cet apprentissage. C’est la découverte d’une vocation pleine de douceur et de joie : elle se plonge avec plaisir dans les romans des français, discute volontiers avec des natifs pour apprendre leur accent, déambule au cours d’un voyage à Paris dans les cinémas vétustes du quartier latin, parle seule dans la rue, en français toujours.
« Je dramatise, évidemment. Je savais bien que du simple fait de naître dans un pays riche et paisible, même dans une famille de classe ouvrière, j’avais gagné le gros lot. Je vivais dans un bungalow confortable, bien que chargé d’une quantité criminelle de bibelots, j’étais en bonne santé et mes parents m’aimaient, je savais que j’avais des problèmes de riche, mais je sentais aussi que j’étais née miséreuse. Que je n’étais rien, que je n’avais rien. »
Pour qui je me prends, Lori Saint-Martin
En creux de ces pages, se dessine l’inventaire d’une vie entière consacrée aux langues. Si elle est publiée tardivement en France – Lori Saint-Martin est décédée en 2022 – ce récit sagace évoque « l’après ». L’après de l’ascension sociale, ce moment durant lequel on peut se réconcilier. Se réconcilier avec sa famille et ses anciens amis, qui évoquent, moins moqueurs que par le passé, les french stuffs de Lori. Se réconcilier avec l’existence, tout court, comprendre sa différence – l’autrice signe des pages sublimes et lucides sur cette peur qui l’habite d’être médiocre. Et surtout, se réconcilier avec l’anglais et sa région natale, la terre qui l’a vue naître. Contrairement à ce qu’elle pensait, à ce qu’elle souhaitait, on ne quitte pas une langue maternelle. On apprend seulement à l’accepter, et pourquoi pas à l’aimer.
Pour qui je me prends de Lori Saint-Martin, édition de l’Olivier, 17 euros.