CINÉMA

« May December » — Paradis artificiel

Natalie Portman et Julianne Moore dans May December © ARP Sélection

Pour son retour à la fiction, deux ans après son beau documentaire sur le Velvet Underground, Todd Haynes filme dans May December la rencontre entre une actrice et un couple dont l’histoire va être adaptée au cinéma. Leur union est fondée sur une relation pédophile, et la nouvelle venue va mettre à jour leur déni.

Filmer les coulisses de l’industrie cinématographique en action est un exercice toujours passionnant, y compris lorsqu’il est plus faiblement accompli. Il est cependant assez rare de voir un film se concentrer sur une chose aussi singulière et précise qu’une actrice préparant son rôle. Ainsi dans May December, lorsqu’Elizabeth Berry (Natalie Portman), comédienne, se rend au domicile de Gracie Artherton-Yoo (Julianne Moore), c’est pour observer et questionner celle dont elle va endosser le rôle. En un mot  : fouiner. Ce faisant, elle secoue la relation que Gracie entretient avec Joe Yoo (Charles Melton), de 23 ans son cadet. Elle le fréquente malsainement depuis 1992, alors qu’il avait 13 ans. C’est à cet âge qu’il est devenu père pour la première fois. Après un séjour en prison qui a déchaîné les passions des tabloïds, c’est dans une sorte de réalité parallèle que Gracie coule désormais ses jours auprès de Joe.

Bulle de verre

Pour la famille de Gracie et Joe, ainsi que leurs trois enfants, la venue d’Elizabeth suscite des sentiments contradictoires. Elle provoque d’abord l’enthousiasme et la fascination, ou l’interrogation — après tout, c’est une star. Puis cela tourne au malaise, sinon à la colère lorsqu’elle interroge sur les à-côtés de leur existence, ou lorsqu’elle est présente dans des moments familiaux et intimes.

La vie de Gracie semble se borner à la confection de tartes à la myrtille qu’elle vend. Les rares consommateurs sont toujours les mêmes personnes  : leurs proches qui maintiennent le contact avec eux. Jouissant d’une funeste notoriété signée et signifiée par des excréments occasionnellement déposés sur le perron, emballés dans des paquets soigneusement fermés, c’est en autarcie que la famille semble vivre. Le hors-champ est naturellement le théâtre d’opinions clivantes à leur égard. C’est pourquoi tout est conçu pour protéger l’hermétique couple du reste du monde.

Ce repli sur soi est symptomatique du double déni qui maintient le noyau familial à flots. Selon Gracie, c’est que Joe a grandi bien plus vite qu’elle. Cela expliquerait toute la précocité de leur relation, qui serait donc trompeuse. Et pour preuves de sa conviction  : il a bien plus d’ex qu’elle, et a dû s’occuper de ses deux sœurs avant qu’il ne la rencontre, tandis qu’elle était bien plus protégée. Pour Gracie, rien d’anormal. Pour Joe, non plus. Convaincu d’avoir choisi cette vie, il est inconscient que son adolescence lui a été enlevée par la précocité de sa paternité. Au fait de la vulnérabilité manifeste de Gracie, il se refuse à faire face à la réalité de la chose.

Julianne Moore et Charles Melton dans May December © ARP Sélection

Quête du réel

La démarche d’Elizabeth implique de curieuses méthodes, au risque d’incompréhensions avec la famille. Cherchant à comprendre les agissements de Gracie pour les reconstituer et les incarner, elle mène une véritable enquête. Elizabeth investigue, se mue alors en inspectrice, en journaliste qui veut approfondir les évènements des années 1990, puis les outrepasser. Elle explore les lieux-clefs, interroge proches et témoins, émet et recueille des hypothèses. Une profession de foi la dirige  : chercher le réel, le vrai. En saisir sa complexité, pour l’incarner devant la caméra. Ce principe est clamé, non sans didactisme, à deux reprises. D’abord, lorsqu’elle rencontre des élèves de lycée pour répondre à leurs questions sur son métier d’actrice. Puis, lors de la dernière séquence du film, sur le plateau de tournage.

Lorsque le mot histoire est employée par Elizabeth, elle provoque la colère de Joe. D’abord, pour le couple, seul le présent compte et le passé douloureux est à oublier. Surtout, pour Joe, ce qu’elle appelle de façon générique histoire, c’est toute sa vie. Les mots d’Elizabeth la trahissent. L’existence de Joe devient de la matière brute pour un film, un objet d’étude devenu jeu et incarnation. Son rôle devient de plus en plus troublant. Jusqu’où est-elle prête à aller pour vivre le passé et les expériences de Gracie ? Jusqu’à quels détails ?

Elle ne parachève son enquête que lorsqu’elle met la main sur une lettre d’époque signée de la main de Gracie. Une sorte d’archive pour Elizabeth, devenue historienne de l’ambiguïté et de la complexité humaine. Cette lettre, destinée au feu, est une ultime trace concrète, matérielle, d’une période passée. De celle-ci, il ne reste que souvenirs trompeurs, dénis salvateurs, ainsi que de manifestes sentiments d’injustice et d’incompréhension.

Natalie Portman et Julianne Moore dans May December © ARP Sélection

La messagère de l’indicible

La communication se révèle être un des enjeux fondamentaux de May December. D’abord, c’est la relation entre l’actrice et la personne qu’elle doit interpréter pour en faire un personnage cinématographique qui est mise en exergue. Visages face à face, côte à côte, dans un miroir  : la réalisation enchaîne les plans qui les assimilent. Sans jamais le surligner autrement que par le cadrage, on remarque les efforts faits par Elizabeth pour reproduire postures, mimiques et style vestimentaire de Gracie.

Charles Melton reçoit en outre un des plus beaux rôles. Son personnage est en effet certainement le plus touchant. La victime de Gracie est amenée par sa rencontre et ses échanges avec Elizabeth à prendre conscience de l’anormalité, du caractère malsain de leur relation. Ce n’est pas par hasard s’il élève des papillons : la métaphore de la chrysallide est limpide. Mais lorsqu’il tente d’aborder le sujet avec son épouse, il se retrouve face à un mur. Enfermée dans son monde, celle-ci refuse la communication et ne conçoit jamais sa responsabilité d’adulte. Et s’il est sous l’emprise de Gracie depuis 25 ans, la relation qu’il entretient avec Elizabeth est tout aussi difficile à cerner.

Le personnage de Natalie Portman prend ainsi une dimension active dans le film. De par son observation initialement passive, elle fait émerger le réel au sein du couple. Et pour le spectateur, son rôle devient de plus en plus ambigu : comment doit-il prendre ses actions ? Si grâce à la mise en abyme, May December traite un sujet très sensible avec beaucoup de subtilité et de recul, il réfléchit également sur les rapports problématiques qu’entretient le cinéma avec le réel lorsqu’il puise dedans.

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