CINÉMAMardi Série

MARDI-SÉRIE – « Moi, Christiane F. » : Berlin, sex & drugs & rock n’ roll

Moi, Christiane F. - Christiane et ses amis
© Constantin Television / Mike Kraus

Moi, Christiane F. est une réadaptation sérielle de l’histoire de Christiane Felscherinow que propose Amazon Prime depuis 2021. Avec un réalisme noir et brillamment pernicieux, la réalisatrice allemande Annette Hess raconte, sur huit épisodes, l’histoire partiellement vraie de six adolescents évoluant dans une ville clivante, dont la face cachée est mère de tous les vices.

Berlin-Ouest, années 1970. Christiane, Stella, Babsi, Axel, Benno et Michi sont des adolescents rêvant de liberté. Ils se sont rencontrés en cours, à l’usine ou au Sound, la boîte de nuit berlinoise où les samedis soirs se transforment en délire éveillé. Si cigarettes et alcool sont habituels dans les soirées du petit groupe, une nouvelle arrivante s’immisce depuis peu dans les corps et les esprits. Son nom, « héroïne », se propage dans les ruelles sombres de Berlin et attire à lui les plus récalcitrants. Pour pouvoir se la procurer, il faut de l’argent. Le moyen le plus direct d’en gagner se trouve sur les trottoirs de Bahnhof Zoo, l’une des principales stations de métro de la capitale. Passants et voitures y circulent, s’arrêtent et repartent, alimentant ainsi un réseau de prostitution constitué d’un nombre macabre de jeunes mineurs. Peu à peu, Christiane plonge dans un cercle vicieux infernal.

Après un livre (Wir Kinder vom Bahnhof Zoo, 1979) et un film (éponyme, 1981) , Moi, Christiane F. propose une version plus lumineuse de l’histoire de cette adolescente. Retour sur cette création qui se rapproche de la lignée des drug films.

Christiane (Jana McKinnon)
© Constantin Television / Mike Kraus

Représenter la jeunesse

L’intention générale de Moi, Christiane F. est posée dès les premières minutes. Ce sera cru mais suave, presque glamour. Le choix du casting explique en partie cette direction. Sauf quelques exceptions, il y a un réel écart entre l’âge des acteurs et celui des personnages qu’ils jouent – enfants et adolescents.

Par exemple, l’actrice Jana McKinnon, qui incarne Christiane, a 22 ans, soit dix ans de plus que la réelle Christiane. Ce choix peut être discuté : visuellement, il est clair qu’elle n’a pas douze ans. Ainsi, le spectateur qui ne connaît pas l’histoire est moins à même de ressentir la brutalité de l’écart entre ce jeune âge et la prise massive de drogue, qui s’ajoute à l’alcool et la cigarette. Idem pour les lieux que fréquente Christiane : Bahnhof Zoo, le Sound… Placer une actrice d’une dizaine d’années dans cet environnement sinistre aurait été plus percutant, plus choquant pour le public.

Cependant, l’on peut déjà questionner la pertinence et l’impact de faire jouer une enfant sur ce genre de rôle impliquant certaines scènes de grande violence : prostitution, viol, prise de drogue, effets intenses du manque, etc. Par ailleurs, Jana McKinnon adopte pleinement plusieurs codes des débuts de l’adolescence. Christiane reste indéniablement jeune. À travers des rires incontrôlés et une insouciance persistante malgré la gravité de certaines situations qu’elle lui fait exprimer, l’actrice la rend crédible. D’autant que cela permet à la narration de s’étoffer de manière plus sensée. Si elles restent dures, les scènes citées précédemment sont davantage évocatrices et distanciables pour des adultes. Cela permet de leur donner plus d’amplitude, physique et émotionnelle.

En tout cas, ces différences générationelles n’empêchent pas l’ensemble de rester plus que plausible. Sur le reste du casting, l’on retrouve avec plaisir Lena Urzendowsky (Dark, Kokon). Dans Kokon, son rôle ouvrait une brèche prometteuse vers la thématique des découvertes et remises en question qu’apportent l’adolescence. Cette brèche, l’actrice l’exploite avec ferveur dans le rôle de Stella, l’une des meilleures amies de Christiane. Son frère, Sebastian Urzendowsky (Babylon Berlin) , excelle de son côté dans le rôle du père aimant mais maladroit de Christiane. La fratrie évolue en parallèle du reste du casting qui forme donc un ensemble hétéroclite mais convainquant.

Moi, Christiane F
Saison 01 / Episode 06

Être seuls à plusieurs

À l’épicentre de ce casting, les six adolescents en quête de sensations nouvelles. Et, surtout, de grands moments de partage, par lesquels ils évoluent et s’émancipent. Si ces « expériences » se matérialisent dangereusement par des pilules, de la poudre et des aiguilles, elles ne sont pas une fin en soi. Elles se vivent à plusieurs et semblent renforcer les liens. Christiane découvre cet univers avec et par ses amis. À leurs côtés, elle recherche désespérément une forme de liberté. La drogue se monnaye, s’échange, se divise et passe de mains en mains. Que ce soit au Sound, à Bahnhof Zoo ou dans l’appartement d’Axel — ce dernier affirme que la Stasi y a placé des micros — l’héroïne est au centre des discussions et attire toutes les convoitises.

Peu à peu, c’est le « Dark Side of Berlin » qui se dévoile à ces jeunes adeptes de rock. D’ailleurs, la première prise d’héroïne de la réelle Christiane se fait par voie nasale, après un concert de David Bowie à Berlin. Dans la série, c’est par piqûre que la jeune fille expérimente la drogue et sombre ainsi dans l’apaisement intense promis par cette dernière. Sur fond d’un remix doucereux de Chandelier de Sia, qui contraste avec l’énergie du rock qui précédait, la jeune fille plonge seule dans ce condensé de sensations.

Au loin, Bowie, qui semble aussi seul que les adolescents, s’époumone. Cette solitude, c’est l’une des douloureuses réalités que Christiane découvre dans l’addiction. Car si ses amitiés sont profondes et sincères, si ses relations amoureuses sont intenses sans idéaliser l’autre, chaque prise de drogue renferme Christiane sur elle-même et creuse davantage le fossé qui la sépare de son entourage.

Moi, Christiane F. - Adolescents, amis, drogue
© Constantin Television / Mike Kraus

Une adolescence entre rechutes et espoir

L’une des grandes forces de Moi, Christiane F. est de se placer du point de vue des adolescents et de n’en jamais dévier. Leurs parents, familles et professeurs ont pour certains des rôles bien ancrés, mais ne prennent pas le pas sur la place de la jeune génération à l’écran. Cela apporte un réel intérêt narratif et immerge davantage dans la série. Les jeunes ne sont pas seulement les enfants de leurs parents. Chacun grandit dans son individualité et au rythme de son propre mode de réflexion, de ses combats, de ses rêves.

Les adultes ne sont pas en retrait pour autant. Ils ont leur part de responsabilité dans le cheminement des adolescents. Il y a Karin, la mère de Christiane. Profondément angoissée de la situation, elle reste prête à tout pour aider sa fille à s’en sortir. À l’inverse, Günther, le gérant d’une animalerie, plonge Christiane, Stella et Babsi dans un engrenage pervers. Il cache de l’héroïne dans la paille des cochons d’Inde et l’échange aux adolescentes contre des photos d’elles nues et des rapports sexuels. Il sera jugé pour ses crimes quelques années plus tard.La mère de Stella, elle, est alcoolique et si versatile envers sa fille et sa conception de la parentalité. La liste est encore longue. Chacun à sa manière, ces personnalités entourent les adolescents, pour les élever comme pour les pousser au vice.

Le vice : cette addiction et les conditions terribles que demande son entretien sont en réalité la membrane de la série. Visuellement, cela se caractérise par une photographie très précise et expressive, à la manière de certaines scènes de Requiem for a dream. Plans ultra-rapprochés des grains de poudre, de l’intérieur d’un joint, de l’aiguille perçant la peau, de la pupille qui se dilate : l’œil est attiré, aimanté. L’on suit Christiane et les autres dans leur descente aux enfers, leurs espoirs de résurgence, la dureté émotionnelle mais aussi physique ressentie lors de la rechute.

Sur un tel sujet, épineux, parfois méconnu ou fantasmé, il fallait de la nuance, du recul. La série parvient dans l’ensemble à conserver de belles aspérités. C’est un fait, l’obtention de la drogue est cruciale pour le groupe. Pourtant, chaque adolescent présente une forme de conscience singulière de ce que cette quête a de douloureux. Au fond, ils veulent s’en sortir. L’on sent leur fierté de passer des examens, de décrocher un contrat, d’aller en cure de désintoxication et de crier au monde entier leur bonheur d’être « clean ». D’avoir réussi. Tout n’est pas lisse car la réalité n’est pas lisse. La mort frappe, d’ailleurs, à plusieurs reprises. Malgré tout, il semble qu’une porte de sortie existe. Elle demande de poser un choix, ce qui est loin d’être évident. Mais elle est là, stable, solide.

Angelina Häntsch dans le rôle de Karin, la mère de Christiane
Angelina Häntsch dans le rôle de Karin, la mère de Christiane © Constantin Television / Mike Kraus

Pâle copie ?

Si elle s’est vue reprocher d’être une version édulcorée et peu fiable de l’adolescence de Christiane Felscherinow, ainsi que du livre et du film qui en ont été les productions littéraire et artistique directes, Moi, Christiane F. est loin d’être à abaisser au statut de copie manquée des faits. Certes, le scénario est moins sombre. Les adolescents affichent de grands sourires plus d’une fois par mois. Les effets physiques du manque ou de la désintoxication qu’ils développent sont montrés de manière moins heurtante que ce qu’ils peuvent être en réalité. Quant aux liens entre parents et enfants, ils sont plus apaisés.

Christiane n’est pas battue par son père, comme ce fut dramatiquement le cas pour la véritable protagoniste. Quoique ce dernier ne soit pas angélique pour autant. Lors d’une scène se déroulant le soir de Noël, il porte violemment la main sur sa femme qui l’interroge sur le sens d’offrir des cadeaux coûteux alors que la situation financière de la famille est sérieusement précaire.

Première nouveauté : le format série. Cette création n’est ni un nouveau livre, ni un nouveau film. Le découpage en huit épisodes permet des mises en lumière particulières de certains événements et personnages. Le scénario adopte le point de vue de Christiane mais également de ses proches. Par ailleurs, l’atmosphère générale de la série n’est pas naïve ou encore par trop pailletée, loin de là. Quant à la certaine lascivité, déjà évoquée, elle ne vient que judicieusement contrebalancer la rudesse des tréfonds berlinois.

Derrière les tenues soignées, le maquillage et les hauts talons de Christiane, Stella et Babsi, le scénario fait la part belle aux émotions. À toutes les émotions. Joie durable ou fugace, rage de se voir replonger, tristesse de sentir la distance palpable et croissante avec son entourage, adrénaline à l’approche imminente de la prise d’héroïne, plaisir et apaisement intense au moment de l’assimilation de la drogue.. La liste n’est pas exhaustive. Moi, Christiane F. ne raconte pas l’histoire d’adolescents faussement rebelles qui finissent quoi qu’il en soit par s’en sortir avec, dans le pire des cas, quelques égratignures.

Jana McKinnon à Bahnhof Zoo
© Constantin Television / Mike Kraus

Dès le début, la série faisait face à un défi de taille. Comment se renouveler tout en conservant l’authenticité du drame doux-amer de l’adolescence de Christiane Felscherinow ? Plus de cinquante ans après, le regard neuf d’Annette Hess livre une nouvelle approche de cette vie particulière. Résolument moderne, Moi, Christiane F. est alignée avec la manière dont la jeune génération peut recevoir ce récit et s’identifier à ses protagonistes en tirant des apprentissages de leurs expériences. Une proposition intéressante qui n’a pas eu besoin d’une ou de plusieurs saisons supplémentaires pour délivrer un propos clair.

You may also like

More in CINÉMA