Lorsqu’à trente ans elle se découvre alcoolique, Julia Wertz dresse un bilan simple : rien de ne va plus. Les Imbuvables est le récit drôle de son cheminement avec et sans alcool.
L’alter ego de Julia Wertz est ce qu’on peut appeler une paumée. À trente ans elle vit certes à New York, mais dans un sous-sol illégal. Pour apporter un peu d’humidité, elle recouvre les gros tuyaux de chauffage de linge mouillé. Son proprio, un polonais qu’elle soupçonne de faire semblant de ne pas comprendre l’anglais sciemment pour éviter tous problèmes, ne dit rien à la présence de son chaton, parce qu’il sait qu’il n’est pas dans les clous. De son propre aveu, elle survit en « gribouillant » toute la journée, chose qu’elle ne changerait pour rien au monde. Et surtout, elle est alcoolique. En dehors de ses heures de travail, sa vie sociale se limite à une visite de son livreur pour manger. Le reste du temps elle le passe à cuver son alcool dans son clic-clac défoncé.
Une paumée donc, mais une paumée éminemment sympathique. Quelques dix ans après les faits (autour de 2012) Julia Wertz revient sans filtre et avec beaucoup d’humour sur cette période charnière de sa vie. Dans cette BD dense – plus de 300 pages tout de même – elle raconte par anecdotes sa lente prise de conscience de son alcoolisme et son parcours, avec l’aide de sa famille et de ses ami·es. Les Imbuvables ou comment j’ai arrêté de boire (soulignons ici le génie d’une belle traduction subtile puisque l’original est Impossible People) est sélectionné au Festival d’Angoulême pour l’édition 2024.
Le début de la fin
Les bandes dessinées de Julia Wertz – au noir et blanc si caractéristique – sont arrivées en France en 2012. Pour l’occasion, la bédéaste a été invitée dans un festival à Clermont-Ferrand, évènement qu’elle raconte dans Les Imbuvables. Le séjour en France se passe bien, la bédéaste est même émue que l’éditeur français lui accorde une couverture en carton pour Whiskey et New York, privilège auquel elle n’aurait jamais eu droit aux États-Unis. Il faut dire aussi que son premier recueil de strip se nommait La fête du prout. Quelques petits couacs cependant viennent obscurcir le tableau : ne parlant pas français la communication s’avère difficile ; les posters de présentation de son livre sont faits de pages déchirées à la va-vite ; et il y a écrit Julie Wurt à la place de son nom. « Un début chaotique mais marrant », remarque t-elle. Le décor est planté, à l’image de sa vie.
C’est seulement des années plus tard, lorsqu’elle crashe une voiture de location dans un coin perdu de la jungle de l’île de Vieques (Porto Rico) quelques heures avant son vol retour, que Julia Wertz se dit que quelque chose a peut-être dérapé dans sa vie justement. De sursauts en rechutes, la bédéaste développe son parcours. Son refus d’aller aux Alcooliques Anonymes, puis la rencontre d’amies indispensables au sein de ce centre de traitement. Son incapacité à sortir de chez elle, avant sa passion pour l’urbex et les lieux désaffectés infestés d’amiante. Ces moments inexplicables de trous noirs, où sans crier gare, la boisson la ravalera d’un coup. Le tout, toujours raconté avec humour, quelque part au millième degré.
New York, New York
Ce qui fait aussi le charme des BD de Wertz, c’est leur mélange de densité et de légèreté. Wertz fait partie de ces bédéastes bavards qui n’hésitent pas à digresser, à tout dire. Mais dans ce cheminement, chaque séquence est indispensable, chaque dialogue fait mouche. Si elle raconte une soirée qui se passe mal (parce qu’elle crie une blague sur la « diarrhée » pour se faire entendre), c’est pour illustrer ses difficultés de socialisation. Une création de compte sur une appli de rencontre met en exergue sa complicité vache avec son frère. Julia Wertz réussit à faire d’une addiction sérieuse (l’alcoolisme), un récit léger et passionnant. Et cet humour bienvenu ne réduit en rien la portée de ce témoignage. Au contraire, c’est en le dédramatisant, que Julia Wertz fait comprendre toute la complexité de son difficile parcours.
Julia Wertz a publié, aux États-Unis comme en France de nombreuses BD, toujours dans la même veine mais chaque fois uniques. On lui doit notamment Les Entrailles de New York, L’attente infinie et l’année dernière Le Musée de mes erreurs. Elle y raconte ses pérégrinations new-yorkaises – elle adore marcher – et ses aventures plus ou moins absurdes. Les Imbuvables est le pendant de l’un de ses premiers récits, Whiskey et New York. Elle y racontait son arrivée à la Big Apple. Avec Les Imbuvables, elle raconte au contraire ses adieux à la ville. Pour mieux renaitre de ses cendres.