Tout a été dit ou presque sur l’inconfortable et puissant témoignage de Neige Sinno, abusée durant l’enfance par son beau-père. Mais il n’est jamais trop tard pour écrire sur un grand livre.
Alors que la période des « tops » des meilleurs livres de l’année approche à grand pas, il était inconcevable de ne pas évoquer le cataclysme Triste Tigre. Comme de nombreux journaux, jurés de prix littéraires (l’ouvrage a récolté huit prix de rentrée, une prouesse), et plus de 80 000 lecteur·ices, la rédaction de Maze s’est frottée au témoignage de Neige Sinno, traductrice installée au Mexique et victime d’inceste.
En réalité, le terme de « témoignage » a bien des peines à rendre compte de la complexité de ce texte, qui navigue entre les gens et livre une profonde réflexion sur le statut de la littérature. À la fois témoignage sur l’inceste, donc, mais aussi récit, essai, réflexion habile sur ce mal si tabou et répandu qui touche un enfant sur dix, Triste Tigre explose les catégories. Tout en rappelant une vérité crue, que longtemps les littéraires ont tenté de contredire : la littérature ne sauve personne. Neige Sinno, elle-même, n’a pas été sauvée.
L’inceste, jamais bien loin
Rappelons brièvement les faits. Neige Sinno est la première née d’un couple précaire des Hautes-Alpes. Lorsqu’ils divorcent, les visites du père à ses deux filles, Neige et Rose, se font de plus en plus rares. La mère retrouve l’amour, un jeune homme de vingt-quatre ans. Il est plus jeune qu’elle. Ils s’installent dans une maison qu’il faut refaire intégralement, s’imaginant qu’ils auront le loisir de tout retaper. Résultat, les jeunes filles passent une partie de la jeunesse dans la cave du bâtiment. La mère et le beau-père ont deux autres enfants. Neige, fragilisée par le divorce, refuse d’accepter cet homme au sein de la famille. « Pour se faire aimer de la jeune fille » et « créer un lien avec elle » – c’est l’argumentaire qu’il développera lors du procès pour inceste que Neige gagnera des années plus tard – le beau-père se met à la violer. Les sévices sexuels durent de ses 7 à ses 14 ans.
Le texte s’ouvre donc sur le portrait de cet homme. « Portrait de mon violeur », indique en gras, un premier intertitre. Neige Sinno pourrait – et va – enquêter sur les raisons qui ont conduit à l’inceste. Expliquer l’inexplicable. Mais il y a autre chose. « Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. (…) Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. » Voilà. Il y a à la fois les faits, dans leur vérité crue et dérangeante. Notre fascination collective pour les « monstres », qui sont en réalité des hommes comme les autres, tout ce qu’il y a de plus intégrés. Lorsque Neige Sinno porte plainte, à presque vingt ans, une partie de son village natal lui tourne le dos. Plusieurs amis se pressent au procès du beau-père, qui avoue être coupable, pour dire à quel point c’est un homme bon.
« Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas. »
Neige Sinno, Triste Tigre
Et la littérature ?
Les faits sont hallucinants. Hallucinants et terriblement communs, en réalité. Mais que restait-il à dire sur l’inceste, après les multiples témoignages – que l’autrice avoue tous avoir frénétiquement feuilletés dans les librairies – déjà parus ? Après la parution d’un autre livre important sur le sujet, La Familia Grande ? A-t-on déjà tout entendu sur l’inceste ? En a-t-on eu assez ? C’est en tout cas ce qu’affirment les différentes maisons d’édition françaises, à qui la romancière envoie son livre. Pas vraiment roman, sujet trop lourd pour être « accompagné correctement » par les éditeurs, Triste Tigre est systématiquement débouté. Jusqu’à ce que son manuscrit atterrisse dans la boîte mail des éditions P.O.L. On aurait pu passer à côté de ce grand livre.
Car au fond, au-delà du témoignage, Triste Tigre est un grand livre. Neige Sinno l’affirme elle-même, elle tient les « livres à sujet » en horreur. Être écrasé·e par son sujet, c’est s’empêcher de dresser une esthétique. Et en même temps, plutôt mourir qu’écrire un livre « esthétique » à partir d’un tel traumatisme. Voici l’un des raisonnements foisonnants que recueille l’ouvrage et ses trois cent pages. Aussi sûrement que celui qui l’a incestée ne doutait de rien, et surtout pas du bienfondé de son crime, Neige Sinno doute. Un doute radical, contradictoire, pesé, soupesé. À la fois sur l’importance de témoigner, l’horreur que cela suscite, la tentative voyeuriste des lecteur·ices qui tomberont sur l’ouvrage.
Dans son livre même, l’autrice dresse ainsi la liste des « raisons de ne pas écrire ce livre ». De contradiction en contradiction, chacune des interrogations se répondent. Neige Sinno revient parfois même en arrière.Triste Tigre est un mouvement constant, on n’y progresse pas. De la même manière qu’on ne guérit pas du traumatisme de l’inceste, qu’on ne le dépasse jamais. Qu’il est toujours présent, charriant son lot d’ombres et de questions sans réponse. À cette question impossible, impensable, insoluble, Neige Sinno oppose une réponse tout aussi complexe. Et ouvre les porte de cet « autre lieu », un monde « où victimes et bourreaux sont réunis ».
Triste tigre, un récit de Neige Sinno paru aux éditions POL, 20 euros.