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(Re)Voir – « Nuages flottants » : Éthos du malheur

Nuages flottants (1955) - Mikio Naruse © TOHO Compagny
Nuages flottants (1955) - Mikio Naruse © TOHO Compagny

La place de Mikio Naruse est ambivalente parmi les quatre géants du cinéma japonais des années 50. Son influence sur l’art occidental est beaucoup plus limitée qu’Ozu, Mizoguchi et Kurosawa, qui ont pu très rapidement bénéficier de la lumière des festivals européens. Retour sur Nuages flottants, qui représente à la fois les nuances et les splendeurs de son cinéma.

Yukiko Koda (Hideko Takamine) retrouve son amant, Kengo Tomioka (Masamuki Muri), qu’elle a rencontré en Indochine française pendant la guerre du Pacifique. Le déclin de l’empire japonais se mire dans la déchéance de Yukiko. Tomioka refuse de quitter sa femme. Yukiko l’attend dans l’espoir de retrouver un passé faisant cruellement concurrence au présent.

Manifeste Narusien

Nuages flottants reprend tous les thèmes chers à Mikio Naruse : des hommes veules, des femmes fortes, une société japonaise patriarcale. Hideko Takamine, incarnant une nouvelle fois le rôle principal, est comme à son habitude juste et émouvante. Ses meilleures scènes sont filmées en plan américain. Contrairement aux actrices de Hollywood communicant par leur silhouette, les nuances de Takamine passent essentiellement par le visage. Autrement dit, les gestuelles habituellement réservées au gros plan sont exprimées sur des plans plus larges, induisant plus de distance et de pudeur.

Naruse utilise le pathos crescendo pour des sections finales poignantes. Car Yukiko va de déception en déception. D’abord, elle subit la concurrence de la femme de Tomioka, puis celle de sa deuxième maîtresse. Elle finit par devenir la maîtresse de son beau-frère, qui l’a violée par le passé. Lorsqu’elle arrive à s’enfuir avec Tomioka dans une île reculée, elle finit par mourir de maladie seule. Tomioka revient de son travail en catastrophe. Pendant la toilette mortuaire, il la maquille à la lumière de sa lanterne avant de s’effondrer en larmes sur le corps de celle qu’il a perdue. La scène du maquillage est anti-paroxystique, car le film ne s’arrête pas à l’effet dramatique de la mort de Yukiko. Cependant, en montrant l’après, la constatation et la déploration teinte Nuages flottants d’un pessimisme amer.

Mikio Naruse © DR

On résume trop rapidement les couples d’acteur·ices et de réalisateur·ices à des films soi-disant prestigieux, comme une sorte de palmarès. Par exemple, Setsuko Hara et Ozu, Marlene Dietrich et Sternberg, etc. En fait, ces duos mythiques ne relèvent pas de la magie unie seulement par une affinité professionnelle. Dans le cas de Naruse et Takamine, l’alchimie s’explique par le relief des personnages féminins, la manière d’éclairer les visages.

Le cauchemar de la guerre

La Seconde Guerre mondiale est un sujet pivot du mélodrame. Mort, séparation et fatalité, la guerre permet de justifier rapidement les coups du sort à peu de frais scénaristiques. Sans compter les mélodrames de guerres, comme l’excellent Depuis ton départ (1945) de John Cromwell, censés représenter le quotidien et les efforts des civils. Si l’occupation allemande est un sujet du cinéma français, la défaite des pays de l’Axe en est un autre pour ces derniers. Nuages Flottants raconte à la fois la défaite et l’occupation américaine et la déchéance de l’impérialisme Japonais. D’ailleurs, la romance entre Yukiko et Tomioka se passe loin du Japon.

Le grondement de la montagne (1954) – Mikio Naruse © TOHO compagny

Dans le mélodrame, la colonisation est souvent idéalisée —évidemment du côté colon— pour rendre l’idylle irréelle et exotique. Naruse ironise sur cette tendance du genre en collant parfaitement avec ce cliché au départ, puis à la fin, sur une île reculée du Japon, Yukiko meurt brutalement. La tempête ajoute un effet d’orage quasi-baroque. Seulement symboliquement, ce type de climat, quoique présent au Japon, est plus caractéristique du climat des îles plus méridionales du Pacifique, précisément où s’étendait l’empire nippon. La désolation du destin personnel du Yukiko, une femme jeune, se conjugue avec la décrépitude de son pays.

Pour finir, Nuages flottants se rapporte au Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder. Scénaristiquement, Maria comme Yukiko peuvent être essentialisées comme la femme d’après-guerre, au Japon comme en Allemagne. Fassbinder et Naruse ne tombent pas dans cette vision métaphorique simpliste. La galerie de personnages féminins permet à Nuages flottants de relativiser la vision de vie de Yukiko. Le pragmatisme d’Osei (Mariko Okada) contraste avec l’absolutisme de Yukiko. Maria Braun se caractérise par son indécision. Son opportunisme est à la limite de passivité. Le Fassbinder, comme le Naruse, se veut un portrait d’une femme et non des femmes.

Confession d’un masque

Mikio Naruse est incontestablement un cinéaste de studio. Il a passé presque l’entièreté de sa carrière à la Toho. En occident, particulièrement depuis le Nouvel Hollywood, le génie s’associe avec une gestion du tournage catastrophique. En-tout-cas dans l’imaginaire. L’exportation de Kurosawa est plus facile en connaissant toute une série d’anecdotes sur ses mésaventures avec les studios. Un metteur en scène qui ne dépasse pas son budget est forcément moins vendeur.

Une Femme dans la tourmente (1964) – Mikio Naruse © TOHO Company

Dans un sens, son destin fait penser aux nombreux réalisateurs états-uniens dont le temps a effacé le nom des mémoires du public. Quand on regarde Nuages flottants, on n’a pourtant pas l’impression de regarder une œuvre formatée. Les flashbacks sont, exemplairement, tout à fait singuliers. Classiquement, ils s’étalent sur toute la longueur du film. Dans Nuages flottants, ils font irruptions seulement dans la première partie. De surcroît, le montage de toutes les séquences est très elliptique. Ainsi, les flashbacks semblent étranges, suspendus dans le temps. Apparitions éthérées, qui rappellent le penchant pour le fantastique dans le théâtre traditionnel japonais. La forme narrative est assez exigeante pour le spectateur.

Nuages flottants est indéniablement l’un des sommets de la carrière extrêmement prolifique de Mikio Naruse par la maturité dans le traitement des sujets qu’il chérit, par l’osmose dans la direction et le jeu d’Hideko Takamine. Mélodrame de l’absolu, son influence explique en partie le tournant pessimiste des films d’Ozu comme Voyage à Tokyo.

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