CINÉMA

(Re)voir – « Lili Marleen » : mélodie mortelle

Lili Marleen © Rialto Films
Lili Marleen © Rialto Films

En fin de course, Rainer Werner Fassbinder sort en 1981 Lili Marleen. Il s’agit de l’une des approches les plus directes de la période matricielle de son cinéma : le régime nazi et la Seconde Guerre mondiale.

En 1938, la chanteuse allemande Willie (Hanna Schygulla) vit – et s’endette – en se produisant dans des cabarets de Zurich. Elle fréquente un jeune juif suisse, Robert Mendelsson (Giancarlo Giannini), dont la famille organise la fuite depuis l’Allemagne d’autres Juifs. Mais le père de Robert voit d’un mauvais œil cette relation avec une Allemande et parvient à les séparer. Robert continue ses activités après la déclaration de la guerre. Parallèlement, Willie est interdite de séjour en Suisse. Elle devient alors une star du régime nazi en enregistrant la chanson Lili Marleen qui connaît un immense succès auprès des soldats. Entre deux eaux, elle profite de sa gloire en participant à l’effort de guerre, tout en aidant la Résistance.

Le biopic d’une chanson

La trajectoire de Willie est directement inspirée de celle de la chanteuse Lale Andersen. Après avoir enregistré la chanson éponyme qui est d’abord un échec, Lale Andersen connaît un succès aussi inattendu que soudain auprès des troupes de la Wehrmacht. Propulsée sous les radars de Joseph Goebbels, elle effectue une tournée sur le front de l’Est, afin de motiver l’effort de guerre. En 1942, elle gifle l’un des adjoints de Goebbels, Hans Hinkel, dont les avances étaient très insistantes et déplacées. Suite à cette rébellion qui s’accompagne du refus de se produire, Lale Andersen est assignée à résidence jusqu’en 1943. Et son fils est envoyé au combat.

Quant à la chanson, les Anglais puis les Américains s’en emparent. Ils ont bien compris que, bien qu’utilisé afin d’obtenir le sacrifice des troupes, cet hymne est loin de glorifier l’idéologie nazie. En réalité, elle a pour le régime des airs de défaite. C’est notamment Marlène Dietrich qui l’interprète pour les troupes alliées, avant d’en enregistrer les versions les plus fameuses.

Le scénario de Lili Marleen reprend ainsi certains éléments de la vie de Lale Andersen. On y ajoute tout de même l’histoire d’amour avec le musicien juif, ainsi que les liens avec les réseaux résistants. La chanson se confond et dépasse le personnage, le visage et la gestuelle d’Hanna Schygulla. Au point que son titre devient le nom de scène de l’artiste. En outre, la chanson est instrumentalisée à toute fin et par tout le monde : torture dans les prisons allemandes et manœuvres sournoises utilisées par les Soviétiques pour tromper l’ennemi.

Histoire fantomatique

Les points de bascule et l’histoire de la guerre ne sont pas tellement l’affaire de Rainer Werner Fassbinder. Le cinéaste s’intéresse surtout à l’Histoire vue à travers ceux qui en subissent le mouvement, contraints de se positionner. Et non par ceux qui la dynamisent – et la dynamitent. Certains y trouvent leur compte en profitant passivement ou activement. D’autres pas : ils fuient ou résistent. Ainsi de la population juive qui fuit, ou aide les victimes en puissance. Ainsi de Willie, qui se positionne sur les deux tableaux.

Willie a une part de naïveté qui la pousse à poursuivre sa carrière triomphale. Et, dans le même temps, une conscience morale qui la pousse à espionner pour la Résistance lorsque l’opportunité se présente à elle. Qu’elle fréquente des dignitaires du régime nazi ou des barons de la Résistance allemande, peu lui en importe. Willie avance, et Fassbinder ne la juge jamais pour cette ambiguïté.

Il y a en fait quelque chose de surnaturel dans Lili Marleen qui manipule le temps et l’espace : on traverse toute la Seconde Guerre mondiale en moins de deux heures. Les personnages se déplacent de lieu en lieu (Zurich, Munich, Berlin et le front soviétique) en en évacuant les trajets de la narration. C’est par des indices, par des échos prenant des dimensions spectrales, que le film évoque la bureaucratie et les hauts dignitaires du régime. Portraits et bustes jalonnent les décors. La brutalité des zooms lors des coups de téléphone révèle la dimension verticale et capitale des ordres. S’ils ne sont jamais physiquement présents, les funestes ombres de Goebbels et Hitler planent sur tout le film et pourrissent chaque parcelle du cadre.

Hark Bohm et Hanna Schygulla dans Lili Marleen © Rialto Films

« Du mélo qui sent la danse macabre »

Lili Marleen attribue cette expression à Goebbels, cité par son adjoint (renommé Henkel pour le long-métrage). C’est précisément une définition qui pourrait convenir à la réécriture de Fassbinder. Alors que Goebbels voit dans la chanson une forme de pessimisme qui ne sied guère aux projets du Reich, le cinéaste pervertit le sens de la sentence du ministre de la Propagande.

Grâce au montage, Fassbinder met en parallèle les lancers de fleurs sur la star avec les bombes qui éclatent. Ces images prennent des allures de ballets incendiaire, en contrepoint desquels la douceur et la mélancolie de la chanson continuent, aveugles de ces violences.

C’est que ces visions de bombes qui explosent incessamment délaissent la destruction organique. Ramenées à leur caractère abstrait, elles anticipent celles d’un nouveau spectacle. Celui de la déréalisation cinématique de la guerre — pour reprendre la terminologie de Paul Virilio, employée à l’occasion des images de la première guerre du Golfe. Les soldats sont anonymes. Au mieux, ce sont des silhouettes casquées et dominées par la taille de leurs baïonnettes. De la chair à canon que l’on pulvérise dans la nuée, le froid et la boue. Le faste et le cérémonial hyper contrôlé des concerts nazis en sont les coulisses autant que les compléments. Cette souveraineté de l’image est d’ailleurs explicitement illustrée : c’est un microfilm qui est l’objectif de la mission donnée à Willie.

Par cette juxtaposition, Fassbinder rend compte de l’une des caractéristiques profondes du totalitarisme. Le spectacle y est partout, indifférencié de ses raisons d’être et de sa nature profonde. La danse, peu importe qu’elle soit macabre ou non, est toujours une danse. Et le film, baroque comme Les Damnés de Visconti et flamboyant comme un Douglas Sirk, est tout autant un spectacle. Fassbinder tourne Lili Marleen entre Le Mariage de Maria Braun et Lola. A cette période, le réalisateur ne lésine plus sur les audaces stylistiques. Couleurs éclatantes, lumières scintillantes et, occasionnellement, projecteurs droits dans l’objectif. Il place le spectateur au cœur de l’artifice, pour mieux lui en dévoiler ses coutures et sa noirceur.

1945 et ses chimères

On a souvent souligné la proximité entre le réalisateur et Bertold Brecht. Rainer Werner Fassbinder lui-même revendique de la façon la plus littérale possible l’influence du dramaturge allemand en interprétant un rôle dans le film, celui de Günther Weisenborn. Un temps compagnon de route de Brecht, Weisenborn, interdit par les nazis et s’exile dans les années 30. Puis, il revient et participe à la construction de la Résistance, avant d’être emprisonné, condamné à mort et heureusement libéré par l’Armée rouge. Cette présence à la symbolique riche de sens fait écho à l’actualité des dernières années de la vie de Fassbinder.

Ce qui hante Fassbinder (né en mai 1945, quelques jours après l’Armistice), c’est l’impossible éradication de l’idéologie nazie et du totalitarisme au cœur de la RFA. Pendant la guerre, les bombardements massifs alliés ont été, il est vrai, un recommencement matériel. Mais certains Allemands qui ont survécu, ont conservé en eux des résidus de la pensée du IIIè Reich. Éléments incompatibles avec le projet démocratique annoncé par la RFA. C’est en ce sens que Fassbinder se met en scène, avec sa mère et son amant, dans son indispensable segment d’Allemagne en automne où il évoque le « suicide » des membres de Fraction armée rouge.

Dans ce contexte tendu, il explore différentes facettes de l’Histoire de son pays. C’est tantôt la montée et l’avènement du régime (Despair, Berlin Alexanderplatz), tantôt la reconstruction après sa chute sous l’occupation alliée, que l’on voit dans la Trilogie Allemande. L’économie de marché (Maria Braun) et les spéculations immobilières (Lola) se sont substituées à l’hitlérisme dans un pays peuplé d’individus et de familles qui ne peuvent oublier (Veronika Voss).

Lili Marleen est disponible en location chez Prime Video et Apple, et en DVD chez Carlotta.

You may also like

More in CINÉMA