En compétition lors de l’édition 2023 du Festival de Cannes, La Chimère est le quatrième long-métrage de la cinéaste italienne Alice Rohrwacher. Un regard réaliste et innovant sur la quête d’identité et de reconnaissance au sein d’un système matérialiste.
Italie, bords de la mer Tyrrhénienne, années 1980. Revenu dans son village d’enfance, Arthur retrouve sa bande d’archéologues amateurs quelque peu irrégulière, ainsi que la famille de Beniamina, son amour disparu qu’il voit encore en rêve. Des chimères, tout le monde en a. Affection, argent, reconnaissance, succès… La majorité se trouve n’être que des mirages sans fin. Les entretenir conduit à frôler le danger. Rencontre avec la réalisatrice de ce long-métrage dont la densité relève de la recherche d’authenticité et de pragmatisme.

Votre film se centre sur l’activité si particulière des tombaroli. Comment les avez-vous rencontrés et quel a été le cheminement qui vous a amenée à écrire un film sur cette communauté ?
Tout est né d’une observation que j’ai depuis que je suis petite de leur activité nocturne. C’était quelque chose de très commun. Peut-être que, maintenant, vous le voyez comme particulier mais durant mon enfance, ça ne l’était pas. C’était presque une obsession. C’était la fièvre d’une génération d’hommes qui, la nuit, allaient chercher les trésors des Étrusques pour les vendre en Suisse, dans les musées et à des riches collectionneurs.
L’idée de faire un film est arrivée après, lorsque j’ai vraiment compris que toute cette profanation était la réaction d’une génération élevée dans une profanation encore plus grande, atteignant un niveau presque planétaire. Et naturellement, l’action de ces cinq pauvres pilleurs de tombes s’inscrit dans une histoire plus grande.
Vous parlez de profanation. Pourtant, on ne ressent aucun jugement dans votre film. On suit ces tombaroli, on s’y attache alors qu’ils pratiquent une activité illégale qui leur vaut, entre autres, d’être poursuivis par la police.
Je pense qu’ils génèrent bel et bien un sentiment moralisateur de la part du spectateur. Nous sommes tous d’accord sur le fait que c’est quelque chose à ne pas faire. Il y a des moments dans le film où on les voit détruire des choses très belles. Cela peut provoquer une réelle tristesse. D’un autre côté, une expression italienne dit que « les enfants grandissent comme tu les nourris ». On comprend que ces hommes sont les fils de leur propre époque. Ils n’ont pas trop le choix, ils sont encore imprégnés d’une pensée machiste et cherchent l’argent facile. C’est l’unique chose qu’ils veulent. C’est finalement une thématique très actuelle.

Revenons sur ce machisme ambiant et inhérent à cette communauté. Comment se construisent vos personnages féminins face à cette réalité ?
Dans La Chimère, beaucoup de femmes sont victimes de ce machisme mais de manières différentes. Il y a les filles de Flora (Isabella Rossellini) qui sont obsédées par la propriété, le patrimoine – un terme qui vient d’ailleurs du mot « père ». Il y a également Fabriana (Ramona Fiorini) qui est, en quelque sorte, l’esclave de la bande. D’un autre côté, il y a d’autres manières d’être femme. C’est l’exemple d’Italia (Carol Duarte), l’unique femme bénéficiant de son indépendance et qui démontre une autre possibilité, une attitude nouvelle envers les vestiges du passé. On peut les prendre et les transformer.
Dans La Chimère se côtoient naturellement la magie créée par l’univers mythologique autour de l’archéologie étrusque et un réalisme accru qui scrute la société italienne des années 1980. Était-ce un équilibre important à tenir ?
En fait, on a ici un héros romantique dans un monde matérialiste. Cela créé des effets comiques mais aussi des effets tragiques. Parce qu’il vient d’un autre monde. Il a un contact avec un vide que tout le monde a peut-être, mais que personne ne veut plus voir, ni admettre. J’ai voulu créer ce contraste entre un groupe de tombaroli qui cherche uniquement l’argent et, parmi eux, quelqu’un qui cherche autre chose – mais qui voit tout de même en eux une communauté, une famille.

L’aura dégagée par Arthur tient une place importante qui se reflète sur le reste du casting. Aviez-vous choisi Josh O’Connor avant d’écrire son personnage ?
Ce n’était pas un choix évident parce que je cherchais un acteur beaucoup plus âgé pour jouer ce personnage. J’avais imaginé un Arthur plus vieux. Mais Josh m’a écrit une lettre parce qu’il avait vu Lazzaro Felice .Je l’ai rencontré par la suite et j’ai vraiment été bouleversée. Je me suis dit : « Il faut qu’on travaille ensemble ». Cela a été comme une surprise du destin de le rencontrer et d’avoir la possibilité de travailler avec lui. Ça a été très beau.
Votre sœur Alba apparaît dans La Chimère mais également dans d’autres de vos films. Quelle place a-t-elle dans votre travail ?
J’aime beaucoup travailler avec elle. C’est une présence très spéciale. Ici, elle fait vraiment un petit cameo. Ce n’est pas un grand rôle mais je voulais qu’elle ait cette apparition.
Dans votre cinéma, la musique est intrinsèque à la narration. Comme dans Le Pupille, votre précédent court-métrage, vous introduisez ici ce personnage du barde interprétant une chanson qui raconte ce que l’on voit à l’image.. et plus encore. Ce n’est pas sans rappeler de grandes figures du conte oral tel Homère ou Schubert.
Oui. Dans Le Pupille, la problématique que nous avions était de mettre en scène la lettre qu’Elsa Morante avait écrite pour Goffredo Fofi et qui a donné l’histoire du court-métrage. La lire, c’était un peu déprimant. La filmer… Finalement, on a pensé à la chanter et on a ainsi créé la « chanson de la lettre ».
Ce que j’ai fait dans La Chimère, c’est encore autre chose mais cela reste toujours dans l’idée d’utiliser la musique de manière narrative. J’ai invité un troubadour, Valentino Santagati, à venir sur le film. On a créé des moments pendant le tournage où les personnages pouvaient écouter quelqu’un qui chante les aventures auxquelles ils ont participé ou devront participer. C’était une réelle expérience. Cela a permis de donner ce changement de perspective sur l’histoire et de se rappeler que c’est une histoire racontée, une histoire collective. Ce n’est pas seulement un récit individuel.

L’une des particularités techniques de votre réalisation se trouve dans le choix des plans et des placements caméras. Il y a aussi tout un jeu autour des choix de pellicule et de la gestion de la lumière. La caméra qui pivote à 180, des personnages parlant face à l’objectif, du fast motion… c’est un travail d’orfèvre. Quel a été le processus de création avec Hélène Louvart, votre directrice de la photographie ?
On a toujours pensé cela ensemble. Nous voulions donner une présence vivante à la caméra. La caméra ne sert pas seulement à enregistrer une histoire ou à faire de l’esthétisme. Elle a une force de volonté qui donne des intentions à l’histoire et qui révèle les mouvements intérieurs des personnages. Elle nous permet aussi de prendre une distance par rapport au récit et de comprendre qu’il y a des moments intenses, des moments comiques et des moments sérieux.. Parfois, la caméra prend presque la place de la musique. Elle aussi raconte le côté émotif de l’histoire.
Quand la caméra tourne, par exemple, on a l’impression de partager l’émotion vibrante d’Arthur au moment où il cherche ce qu’il y a sous terre. Il est comme dans une bulle et la caméra donne l’impression de partager son regard et son émotion sur le moment.
Tout à fait. C’est ce que nous avons voulu faire et je suis heureuse que cela soit reçu comme tel.
La Chimère d’Alice Rohrwacher, le 6 décembre 2023 au cinéma.