Dans un monde saturé d’images, Libertés d’écoute est un essai qui met la matière sonore au centre. Daniel Deshays y analyse les différentes formes de son, d’écoute, d’enregistrement.
C’est en faisant l’expérience d’une écoute, répétée et sans images d’un film de Jacques Tati que Daniel Deshays prend conscience de la puissance de l’écoute. Recueil d’articles parus entre 2000 et 2022, Libertés d’écoute – Le son, véhicule de la relation est entrecoupé de poèmes. Théoriques, les textes prennent pour ancrage une réalité pratique et sensible pour donner à penser les façons concrètes de faire et d’entendre les sons.
Ce compositeur, ingénieur du son, professeur et essayiste est un amoureux sincère du sonore. Jamais il n’a cessé d’être attentif à sa complexité. Il œuvre pour la création musicale, la mise en scène au théâtre, l’enregistrement de musique au cinéma. Il mène une étude passionnante en particulier des formes du bruit (brouhaha, bruit de fond, voix) et du silence (silence sidéré, interrogatif, assourdissant).
Dans son essai, il fait l’éloge de ce qui résiste à la pensée pour nourrir l’activité de la recherche. Il s’intéresse à la nature du son dans sa dimension quotidienne comme artistique. Discret mais non-accessoire, le son est essentiellement en mouvement. Il naît d’un geste et ne peut être saisi qu’en immersion. Il se différencie en cela du visible que l’on peut mettre à distance alors que nous baignons dans le sonore.
Le lieu du sonore est indéterminé, il se tient à cheval entre virtuel et réel, entre art et industrie, dans des savoir-faire qui relèvent autant de la poésie que de la science.
Libertés d’écoute – Daniel Deshays
Être tout ouïe
Montrer avec le plus de justesse possible que « le son est de la sensation avant d’être du sens » est le projet de Daniel Deshays. C’est pourquoi il exprime des réticences vis-à-vis de l’analyse de la voix, son articulé, qui a un rapport privilégié à la signification. Pourtant, un des passages les plus saisissants du livre porte justement sur les voix humaines, indomptables, quand elles sont ouïes sans être vues. Ce « dispositif séparateur » est une modalité d’écoute propre à la radio et au téléphone qui provoque une intensification de l’écoute. Ne pas voir ce que l’on entend permet de ressaisir ce que « la vue nous fait oublier ».
À la lisière entre la perception du monde et notre activité inconsciente, Daniel Deshays définit l’écoute comme un « cheminement affectif » . Elle peut être écoute de protection ou écoute désirante. Cependant, elle fonctionne toujours selon lui de façon discontinue. Elle prélève et délaisse des surgissements sonores. En écoutant, nous ne cessons d’établir des coupures dans la trame du son. On n’entend qu’en découpant le flux ininterrompu du bruit du monde pour essayer d’ouvrir un espace d’échange : « L’écoute est un lieu de pensée, de pensée du différent. C’est le lieu du partage social, de la démocratie ; l’échange est déterminé pas ce lieu ».
Et le silence ?
De nombreux textes, très sensibles, abordent aussi les différentes qualités de silence. Pour l’auteur, le silence permet de peaufiner son écoute. « Antimatière du bruit » et « autre temps du sonore », le silence n’est pas une absence absolue mais l’occasion de saisir la transition des différentiels sonores. Il apprend l’attention à l’inframince.
Un beau silence est aussi exceptionnel qu’un beau son, ces instants représentent les qualités extrêmes auxquelles accède notre écoute. (…) La jouissance du silence advient dans un rapport complice avec l’autre. (…) Ce silence s’apprécie surtout en regard d’un bruit, d’un son quel qu’il soit et auquel il succède ; c’est ce différentiel entre bruit et silence qui en révèle les valeurs.
Libertés d’écoute – Daniel Deshays
Livre technique par instants, Libertés d’écoute est aussi fait de fulgurances. Ayant travaillé tant pour la musique, le théâtre que le cinéma, Daniel Deshays analyse le son comme phénomène social complexe. Il livre des analyses précises du son filmique chez Georges Méliès, Alain Cavalier, Sergei Loznitsa, Chantal Akerman. Il décrit, avec minutie, les étapes du travail de construction sonore d’une pièce de théâtre. Daniel Deshays analyse la modification de la création musicale avec l’arrivée du numérique et dénonce l’obsolescence programmée des appareils sur le marché technologique. Dans son essai, l’auteur témoigne tout à la fois d’un métier, de ses apprentissages et d’une expérience sensible qui se précise à force d’écoute.
Libertés d’écoute – Le son, véhicule de la relation de Daniel Deshays, éditions MF, 22euros.