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FESTIVAL DU FILM FRANCO-ARABE 2023 – Rencontre avec Maï Masri : « Je souhaitais voir comment la mémoire palestinienne était sauvegardée de génération en génération »

© DR Maï Masri

Pour sa 12e édition, le FFFA 2023 a mis en avant l’œuvre de celle qui est considérée comme la pionnière du cinéma palestinien : Maï Masri. 

Maï Masri, figure incontournable du cinéma documentaire au Moyen-Orient, a partagé sa vie entre la Jordanie, le Liban et les États-Unis. Ses origines et son histoire personnelle ont fait d’elle l’une des premières à filmer les camps de réfugiés palestiniens, notamment celui de Chatila. Sa trilogie, mettant en avant les enfants de ces camps, reste encore aujourd’hui indispensable. 

Pouvez-vous nous parler un peu de vous, de votre parcours ? Comment êtes-vous devenue réalisatrice ? 

Je suis d’origine palestinienne par mon père, né à Naplouse dans le West Bank, et je suis née en Jordanie. J’ai ensuite été élevée au Liban. Dans les années 70, lorsque j’étais étudiante, il se passait beaucoup de choses au Liban, une période très excitante sur le plan culturel et politique. Mais la guerre civile a commencé en 1975 et j’ai dû fuir le pays pour aller étudier aux États-Unis. J’ai étudié le cinéma à San Francisco et je suis revenue au Liban en 1982. C’est là que j’ai rencontré mon compagnon et futur mari, Jean Chamoun, un cinéaste libanais, avec qui j’ai commencé à faire des films en 1982.

Je rêvais alors de faire des films et, en tant que Palestinienne, je sentais que le cinéma était un outil d’expression puissant. Je voulais l’utiliser pour témoigner, et atteindre un large public avec des sujets importants. Notre premier film a donc été tourné pendant l’invasion israélienne du Liban et le siège de Beyrouth. C’était une période très difficile : beaucoup de gens sont morts sous les bombardements. Pour moi, ce fut une expérience très dure, autant sur le plan humain que professionnel. Mais j’ai beaucoup appris et cela m’a préparé pour les films que j’allais faire ensuite. 

Comment avez-vous réussi à filmer ces moments et événements aussi difficiles dans la région ? Y avait-il une raison particulière ? 

Tout d’abord, je pense que le fait d’être Palestinienne, d’avoir grandi au Liban à une période difficile, et d’avoir été exposée à de nombreux événements historiques, a façonné mon identité. J’avais également un penchant pour l’art. Je voulais trouver quelque chose, mais je ne savais pas quoi à l’époque. J’ai choisi le cinéma parce que c’était très rare pour ma génération, pour les femmes en particulier. Il n’y avait pas de femmes réalisatrices. 

J’ai découvert le cinéma en entrant dans une salle de classe à San Francisco. Ça a été le coup de foudre. J’ai eu l’impression que tout ce dont je rêvais se mettait en place. Que c’était ce qui me donnerait la chance de m’exprimer, de raconter les histoires qui me semblaient importantes et de toucher un public large. Et c’est ce qui s’est passé, car après cela, tous les films que j’ai réalisés se sont concentrés sur des personnes qui n’ont pas l’occasion d’exprimer leur histoire. Des gens ordinaires, qui vivent des moments extraordinaires, des histoires de personnes qui se reconstruisent juste après la guerre.

Comment préparez-vous votre journée lorsque vous filmez un documentaire ? En quoi la préparation est-elle différente de celle d’une fiction ? 

Avec les documentaires, l’approche est différente, c’est vrai. Mais il y a des similitudes. Mes documentaires sont similaires aux fictions, parce que j’aime raconter des histoires, mais avec de vraies personnes.

Il y a beaucoup d’histoires dans les documentaires, mais elles sont plus imprévisibles. J’ai réalisé des films lorsque la guerre a soudainement éclaté par exemple, ou lors de la libération du Sud-Liban, qui a été un moment extraordinaire. Dans les documentaires, il faut s’adapter aux événements. Mais en même temps, j’ai toujours su ce que je voulais faire car lorsque je trouve les personnes que je veux filmer, tout se met en place. A travers elles, je peux raconter une histoire. Je les suis dans leur vie quotidienne et dans les événements qu’ils vivent, ça me donne une sorte de fil conducteur. 

Dans le documentaire, il faut être ouvert, on ne peut pas avoir une idée et vouloir la réaliser exactement comme on l’a pensée. Ce qui est intéressant, ce sont les histoires qui arrivent à mi-parcours. Je m’inspire des personnages et de ce qu’ils disent et je continue à construire sur ce que j’ai déjà. Dans la fiction, ce processus doit être réalisé en amont, pendant l’écriture. 

Vous avez filmé votre première fiction en 2015, puis êtes revenue au documentaire ensuite. Était-ce un exercice qui ne vous plaisait pas forcément ? 

Non, j’ai beaucoup aimé. Que ce soit travailler avec des acteurs ou l’approche spécifique. Mais c’était un véritable défi. J’ai utilisé beaucoup d’éléments réalistes, comme filmer dans une vraie prison. Beaucoup de mes acteurs avaient fait l’expérience de la prison elle-même. Puis j’ai réalisé un documentaire après ma fiction parce qu’il se passait beaucoup d’événements importants au Liban et j’ai senti que je devais y participer avec ma caméra et vivre cette expérience. 

Lorsque vous faites une fiction, il faut du temps pour écrire et vous préparer. Avec le documentaire, c’est plus immédiat. Mais mon prochain film sera une fiction. En fait, je dois me restreindre. Car chaque fois qu’il se passe quelque chose, c’est instinctif pour moi, je ne peux pas rester à la maison à regarder, je dois participer activement.

Pourriez-vous expliquer la notion de cinéaste en résistance ? Qu’est-ce que cela implique et pourquoi vous définir ainsi ? 

Je ne me définis pas comme une cinéaste en résistance mais peut-être que je le suis et que je ne l’admet pas. 

C’est pourtant ainsi que le festival vous présente…

C’est bien, c’est un honneur. J’en suis heureuse car je pense qu’il est très positif de résister pour une ou plusieurs causes. Tant que l’on reste fidèle à l’art et au cinéma, il est bon de défendre une cause. 

Il n’y a donc pas de définition précise.

Non, mais mes films défendent toujours des causes. Ils ne sont pas du pur divertissement. Il est important, même dans la résistance, d’avoir des films qui divertissent le public et qui ont quelque chose qui touchera les spectateurs. Tout film doit toucher émotionnellement et intellectuellement. Mais l’élément émotionnel passe avant, car c’est ce qui reste le plus longtemps dans votre esprit. 

Je pense que les cinéastes qui travaillent dans ce domaine, comme moi, veulent aussi faire la différence, changer les perceptions et sensibiliser. C’est peut-être la définition d’un film de résistance. Il peut également inspirer les gens à agir. C’est ce que j’ai constaté après certaines projections. De nombreuses initiatives très intéressantes ont été lancées par des personnes qui ont vu mes films. 

Votre film, Les Enfants de Chatila, était particulièrement touchant. Que pouvez-vous dire de votre expérience de filmer dans un camp de réfugiés ? Comment avez-vous travaillé avec les réfugiés et surtout les enfants ?

Le camp de Chatila est spécial à mes yeux car je vivais à proximité. Je connais ce camp depuis des années. Je l’ai filmé durant des moments difficiles, à l’image de l’invasion israélienne en 1982. Le camp a été complètement détruit et ensuite il y a eu le massacre de Chatila. Alors lorsque je suis revenue, j’ai réalisé Les Enfants de Chatila en 1998 au moment du 50e anniversaire de la Nakba. 

J’ai toujours été intéressée par l’idée de faire des films avec des enfants. C’était le deuxième d’une trilogie. J’avais dans l’idée de choisir deux ou trois enfants, afin qu’ils puissent raconter leur histoire. Je voulais également voir le monde à travers leurs yeux. Alors, je leur ai donné une caméra et c’était fascinant de voir ce qu’ils avaient envie de filmer et les interviews qu’ils menaient auprès de leurs parents et grands-parents. Je souhaitais voir comment la mémoire palestinienne se transmet, de génération en génération. 

Je voulais aussi comprendre comment leur propre identité s’est forgée. Les enfants ont tellement d’imagination et de spontanéité. C’est pour cela que j’aime tourner avec eux. Ils sont imprévisibles. Ce qui est très bien car des entretiens prévisibles, avec des personnes qui diront des choses que tout le monde sait, ne m’intéressent pas. Avec les enfants, c’est différent, tout est plus drôle et poétique.

Il y a cette scène où les enfants demandent à un homme âgé s’il a un message pour les générations futures. Cette scène est devenue célèbre sur les réseaux sociaux, et utilisée pour parler de la libération de la Palestine. Que ressentez-vous en sachant que votre film est devenu un symbole d’espoir et de résistance ? 

Cela me touche beaucoup. J’étais à New York il y a quelques jours, j’ai vu combien cette scène en particulier est utilisée encore et encore, même lors des manifestations. Ils ont fait une affiche avec des images du grand-père et même des enfants. Ils portent ces images dans les marches de protestation pour la Palestine. Ce n’est pas seulement cette scène, il y avait d’autres scènes de mes films utilisées. Je suis très fière d’avoir eu un impact et que ces matériaux soient vus et utilisés maintenant après tant d’années. C’est incroyable que cela parle aux gens et qu’ils soient autant touchés.

Avez-vous eu des nouvelles de Farah et Issa, les deux protagonistes principaux des Enfants de Chatila ? 

Oui, je suis toujours en contact. Farah a obtenu son diplôme d’ingénieure et elle enseigne maintenant dans une université en Australie. Ses sœurs ont toutes étudié, et sont devenues médecins. Issa est maintenant marié et a des enfants. Il va bien. Je suis en contact avec eux tout le temps, Farah, Issa et aussi les enfants de mes autres films.

J’ai veillé à ce qu’ils poursuivent leurs études. Et grâce à mes films, j’ai pu créer une bourse pour cela. Je pense que c’est important, surtout avec les documentaires, lorsque l’on filme des gens, de pouvoir donner quelque chose en retour. Cela devrait être l’engagement éthique de tout cinéaste. Nous ne devons pas prendre leurs histoires et partir sans rien donner en retour. 

Que pensez-vous de l’évolution du documentaire aujourd’hui ? 

Les documentaires sont plus accessibles. Il y a plus de cinéastes. Tout est plus facile, les gens peuvent même faire des films avec leur téléphone. C’est très bien et plus démocratique, car avant c’était assez exclusif. Nous tournions des films, c’était cher et difficile, mais maintenant beaucoup de Palestiniens au Liban font des films sur leur propre réalité. Aussi, avant nous avions beaucoup de gens venant de l’Ouest pour faire des films sur nous. Et je pense que c’est un problème parce que nous devons raconter nos propres histoires. 

Ce que je trouve positif, c’est que les réseaux sociaux ont permis de contourner les médias traditionnels où il est difficile de diffuser nos films. Il y a comme un filtre, une censure et cela augmente mais, maintenant nous avons des alternatives. Et c’est positif car nos films peuvent avoir un impact sur ces plateformes parallèles.

Little Palestine, Bye Bye Tiberias, Farha… Peut-on dire qu’il y a aujourd’hui une nouvelle vague dans le cinéma palestinien ? Comment pensez-vous que cette dernière évoluera dans le futur ? 

Oui, il y a de plus en plus de cinéastes palestiniens et arabes, beaucoup de femmes, et c’est incroyable. Nous devons souligner cela parce que ce n’était pas le cas auparavant. J’ai été la première réalisatrice palestinienne car c’était très rare à l’époque. Mais maintenant, peut-être que la moitié des films réalisés en Palestine, au Liban, en Tunisie et peut-être même au Maroc, sont réalisés par des femmes et par la jeune génération avec des sujets très intéressants et courageux. Et cette nouvelle vague est fantastique. 

Pour finir, travaillez-vous sur un nouveau projet ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? 

Oui, j’aimerais revenir à la fiction et m’intéresser à la dimension historique de l’histoire palestinienne. Je veux revenir aux années 30 et 50 pour comprendre notre histoire et ce qui se passe actuellement. Ce qui se passe à Gaza en ce moment m’intéresse aussi, donc je pense que ce sera une combinaison d’éléments. Je ne sais pas encore exactement, mais je suis en plein dedans. 

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