Édouard Louis, ou la transformation revient sur la métamorphose d’un jeune homme issu d’un milieu prolétaire picard en un écrivain reconnu. François Caillat signe un documentaire passionnant, sur une trajectoire qui interroge les processus d’émancipation individuelles et collectives.
Dans En finir avec Eddy Bellegueule (2014), l’écrivain Édouard Louis raconte l’enfance et l’adolescence d’un jeune garçon – Eddy Bellegueule – né dans une famille ouvrière d’un village picard. Il y décrit le rejet violent de son homosexualité par son entourage, la pauvreté et la reproduction sociale, puis la fuite du personnage vers la ville d’Amiens. Ce premier roman propulse le jeune homme, alors âgé de 21 ans, sur le devant de la scène médiatique et littéraire.
François Caillat s’intéresse à cette « transformation » : celle de ce personnage aux apparences romanesques, Eddy Bellegueule, en un écrivain star bien réel, Édouard Louis. Car Eddy s’avère être le double de son auteur, ayant lui-même vécu les expériences narrées. Comment une telle métamorphose a-t-elle pu s’opérer ? Comment et pourquoi devient-on « quelqu’un d’autre » ?
Le réalisateur fait le choix de plonger dans une période qui avait très peu été évoquée par Édouard Louis lui-même. Elle constitue pourtant un moment charnière, puisque le jeune homme y prend conscience de sa classe sociale, et amorce sa « transformation » vers une nouvelle identité.
Le monologue d’un transfuge de classe
Le réalisateur nous emmène avec lui dans une longue visite guidée du passé de l’écrivain. À sa suite, la caméra parcourt les rues d’Amiens, à la (re)découverte des lieux de son adolescence. Le lycée, le train pour Amiens, l’internat, le cinéma, le théâtre… Des lieux qui accueillent ses souvenirs, accompagnés d’un discours critique, explorant les différentes identités du jeune homme. Son parcours interroge ainsi l’identité, de la masculinité dissidente d’un jeune homme homosexuel à la transformation en un « transfuge de classe ».
Pour tenter de comprendre cette métamorphose sociale, François Caillat donne la parole directement à l’intéressé. Le format en face caméra apporte un aspect documentaire brut. Édouard Louis, ou la transformation relève pourtant plus du récit autobiographique que du reportage. Il n’y aura pas d’interventions de personnes tierces. L’écrivain est presque de tous les plans, livrant un monologue intime et critique. Dans les rues d’une ville floue et avec des images à l’aspect fantomatique, Édouard Louis se raconte. La caméra mobile se fait l’incarnation visuelle du mouvement de cette transformation.
Retour à Amiens
Édouard Louis définit son arrivée à Amiens non pas comme une réussite, mais comme un échec et une « fuite » On comprend vite que c’est ici que s’est opéré la découverte de sa « distinction ». La cohabitation avec ses camarades aisés d’une classe option théâtre d’un lycée confronte le jeune homme à sa classe sociale ouvrière. L’auteur revient sur son sentiment de honte à Amiens, ancré dans l’absence de connaissance – et donc de maîtrise – des codes bourgeois, et ses origines modestes.
Une honte qui s’étend à sa famille. L’écrivain décrypte le sentiment avec minutie, jusqu’à analyser la « honte d’avoir honte ». Il l’assume et la déplie, tout en portant un regard critique sur les forces sociales à l’œuvre. Il s’inscrit ainsi dans la filiation d’écrivain·es transclasses comme Annie Ernaux et Didier Eribon, qui avaient déjà décrit ce sentiment de honte sociale et de trahison.
Devenir quelqu’un d’autre signifiait me prendre pour quelqu’un d’autre, croire être ce que je n’étais pas pour, progressivement, pas à pas, le devenir.
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule
Par son récit, Édouard Louis construit ainsi une critique acerbe de la violence de classe. Partant de son vécu, il déploie une analyse sociale généralisante d’une société française hiérarchisée. Cette vision affirmée s’ancre dans des travaux sociologiques, en particulier ceux de Pierre Bourdieu. Un héritage que l’auteur avait exploré dans son premier ouvrage dédié au sociologue français, Pierre Bourdieu : l’insoumission en héritage (2013).
Dans Édouard Louis, ou la transformation, l’écrivain manie avec une maîtrise redoutable ses concepts qu’il applique à sa propre expérience. Il fait ainsi la chronologie de sa propre « domestication » pour se conformer aux codes bourgeois. Le changement de nom, d’habits, d’habitudes, de phrasé et de gestuelle sont autant d’éléments qui participent à cette transformation, non sans violence. À l’appui, l’écrivain fournit des anecdotes percutantes de cette époque. Le documentaire inclut aussi quelques extraits de plateaux télévisions, qui constituent des traces de cette transformation.
La création au service de la transformation
À ces images médiatiques s’ajoutent des scènes de l’écrivain lisant son propre texte et des captations d’adaptations de son œuvre sur scène. Un parti pris qui donne une autre dimension au documentaire. Il devient aussi un film sur le pouvoir de la création artistique. Malgré ses airs de critique sociale acerbe, le propos ne tombe pas dans un déterminisme pessimiste. Car Édouard Louis raconte aussi la joie de la découverte des possibles tracés par l’art. L’écrivain revient particulièrement sur le pouvoir transformateur du théâtre. Il raconte la découverte d’un lieu représentant un refuge émancipateur pour les freaks, les « bizarres ». Il le définit comme un espace où explorer ce qu’on est ou ce qu’on voudrait être.
La littérature aussi, dans une moindre mesure, a un pouvoir transformateur. Pour Édouard Louis, elle permet « d’ouvrir la voie ». Les récits, comme le sien, montrent que d’autres trajectoires sont possibles. Finalement, le film aussi s’affiche comme un écrin où chacun·e peut se réinventer, se raconter, se transformer.
Cette pratique du renouvellement mise à l’écran appelle à une réflexion métaphysique plus large. Qu’est-ce que être, et devenir ? Quelle place pour le libre-arbitre face à des forces sociales puissantes ? Le documentaire esquisse ainsi des pistes de réponses à des enjeux très actuels, tournant autour de l’identité – subie ou choisie.