Après avoir été victime d’agressions racistes et de cyberharcèlement lors du festival d’Avignon, Rébecca Chaillon reprend le chemin des planches avec Carte noire nommée Désir, grande et nécessaire réflexion sur notre inconscient colonial.
C’était l’un des événements marquants (et révoltant) de l’été. Après toute une saison à présenter son spectacle, Carte noire nommée désir, dans les salles françaises, l’équipe de Rébecca Chaillon posait ses valises en Avignon. Sur place pour quelques dates, la performeuse et metteuse en scène et son équipe ont à peine eu le temps de présenter leur spectacle qu’elles firent l’objet d’agressions racistes durant la représentation et dans les rues de la ville. S’en est suivi une vaste campagne de cyberharcèlement contre les comédiennes, après la fuite d’une image du spectacle sur laquelle on pouvait voire une femme, noire, avec plusieurs bébés blancs embrochés sur le ventre.
Cette séquence de la représentation, qui dénonçait la manière dont l’éducation des enfants blancs est externalisée aux femmes noires, a été instrumentalisée par les réseaux sociaux d’extrême-droite qui ont agité le spectre d’un prétendu « racisme anti-blanc ». C’est dans ce contexte hautement inflammable que l’équipe du spectacle, abîmée par les violences subies pendant de longues semaines, mais soucieuse de trouver dans la lutte et sur scène, une forme d’apaisement, a présenté de nouveau son spectacle à l’Odéon, dans le 17e arrondissement de Paris. L’une des comédiennes du spectacle agressée cet été, Fatou S., n’a pas souhaité remonter sur scène. Sur le grand plateau où une table est dressée, sa chaise reste vide.
L’intime, le politique
Disons-le d’emblée, Carte noire nommée Désir est probablement l’un des spectacles les plus importants vus en France ces derniers mois. Ecrit et mis en scène par Rébecca Chaillon, une « meuf noire grosse queer catho valide », le spectacle naît d’une nécessité de montrer au théâtre la vie de femmes racisées en France. Une longue scène d’ouverture met ainsi en scène ce corps hors normes, celui de Rébecca Chaillon, en train d’astiquer avec un torchon puis ses vêtements jusqu’aux derniers, le sol blanc du plateau. Ses lèvres sont peintes de blanc, ses vêtements sont blancs, son corps recouvert lui aussi d’une peinture blanche. L’obsession du blanc est partout. Elle frotte finalement de son propre corps, dans une performance qui engage chaque bout de peau, le sol luisant. La séquence s’étire, dit beaucoup sans qu’aucun mot ne soit exprimé. Finalement, c’est une autre femme noire qui attire le corps plantureux de la performeuse vers elle. Elle la ramasse, l’assoit, la lave, tresse ses cheveux. Prends soin. Comme si une forme d’apaisement, par le soin, n’était jamais loin.
De cette performance inaugurale, Rébecca Chaillon construit un spectacle drôle et ironique, qui s’appuie sur nos stéréotypes racistes et questionne notre inconscient colonial. D’abord en lisant, tandis qu’elle se fait coiffer par six autres comédiennes qui l’ont rejointe sur scène, de petites annonces publiées dans le journal. Autant de messages d’hommes, blancs la plupart du temps, à la recherche de femmes noires, de « tigresses », et autres marques d’exotisme. La séquence prête à sourire, elle en dit long sur nos représentations. On le savait déjà, le corps des femmes est politique. Ici, lorsqu’il s’agit de femmes, noires, parfois grosses, il l’est encore davantage. Il est central, aussi, comme dans toutes les créations de Rébecca Chaillon, qui met le corps au centre de la scène. Autant de corps à la fois hors normes et politiques simplement parce qu’ils existent – des corps nus que l’on ne voit jamais à l’écran, à la scène, à la ville.
Autre séquence. Comme pour un jeu télévisé, un concours de mimes vise à faire deviner aux spectateurs les mots « expats », « bounty » ou « colonisation ». Pour ce dernier, l’une des comédiennes récupère les sacs à main des spectateurs qu’elle va disposer dans un coin de la scène. « Si vous ne retrouvez pas vos affaires à la fin du spectacle, peut-être que vous découvrirez les joies de la colonisation ! », raille la présentatrice.
Prendre soin
Comme toujours dans les créations de Rébecca Chaillon, il y a un rapport fort à la nourriture. Le titre de la pièce, Carte noire nommée Désir fait allusion aux qualificatifs donnés par les personnes blanches pour désigner les corps noirs comme « café » ou encore « chocolat ».
La metteuse en scène aime jouer avec les mots, ces mots qui la désignent et la déshumanisent. Plusieurs séquences, dans lesquelles les comédiennes donnent de leur corps, mettent en scènes banquets scatologiques et autres orgies de café, de crème, de lait, bruitages à l’appui. On se pâme sur sa chaise avec une crème maronnasse que l’on s’étale partout sur le visage, que l’on déguste à même l’assiette. Les comédiennes enchaînent les jeux de mots scato, en référence à cette couleur obsédante, la couleur noire, celle de leur peau, celle du « caca ». L’une d’entre elle se lève de table, rampe au sol et le frotte : « Devinez qui j’imite ? Rébeccaca Chaillon ! »
La démonstration de Rébecca Chaillon prête à rire jaune et pourtant, grâce aux mots, aux vers, aux chants, elle s’avance vers une forme de guérison. Une guérison qui passe par la joie – le terme revient souvent dans les dernières minutes du spectacle -, la sororité, aussi, tandis que les comédiennes se réunissent autour de la performeuse et de la tresse géante qu’elle porte jusqu’au ciel, comme un arbre-monde au milieu de la scène. L’image, à la fois sublime et entêtante, laisse entrevoir la possibilité d’un ailleurs. Revenir à la racine, tisser des liens. S’aimer, se guérir. Ensemble.
Carte noire nommée désir, un spectacle de Rebecca Chaillon présenté du 28 novembre au 17 décembre à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Berthier 17e. Informations et réservations.