LITTÉRATURE

« Peinture fraîche » – L’art de rien

© Chloë Ashby par Sophie Davidson
© Chloë Ashby par Sophie Davidson

Avec Peinture fraîche, la britannique Chloë Ashby signe un premier roman passionnant. Une histoire d’amour et de deuil à l’anglaise, qui place l’histoire de l’art en son centre.

La nuit, Eve vit chez un couple d’ami qui lui fait grâce d’un loyer londonien trop élevé en échange de quelques heures de ménage. Le jour, elle est serveuse dans un « restau chic ». Jusqu’au jour où l’un des habitués fait le geste de trop, en mettant la main sur sa cuisse. Eve le gifle et perd son travail. Par chance, quelques jours plus tard, elle ne retrouve pas un mais trois boulots à la place : barmaid, baby-sitter et modèle vivant pour un cours d’art. Sa (sur)vie, peut donc suivre son cours, bon gré malgré. Car depuis la mort de sa meilleure amie Grace, la jeune femme est en pilotage automatique.

Pour se consoler, tous les mercredis, Eve a rendez-vous avec une femme. Le rituel est le même : se retrouver par hasard dans son quartier près du métro Temple, gravir les marches d’un bâtiment néoclassique, payer l’entrée, chaque semaine le même tarif, traverser les salles jusqu’à la numéro six en voyant à peine ce qu’il y a autour, arriver devant elle, enfin. Un face-à-face hebdomadaire qui se solde toujours par la même question : «  À quoi pense-t-elle ?  » Derrière son comptoir des Folies-Bergères, entourée de bruits et de lumière, se trouve Suzon. Tous les mercredis, Eve a rendez-vous avec l’immuable portrait de Manet à la Courtauld Gallery.

Un bar aux Folies-Bergères (1882), Edouard Manet, The Courtauld Gallery, London

Le roman Peinture fraîche gravite autour du tableau Un bar aux Folies-Bergère de Manet. Dès le frontispice du livre, le tableau accueille les lecteur·ices avec une citation du peintre français sur le regard. « Dans une figure, cherchez la grande lumière et la grande ombre, le reste viendra naturellement ; c’est souvent très peu de chose. » affirme Manet. Au fil de la lecture du roman, on se rend peu à peu compte que la vie d’Eve est construite en miroir du tableau : comme Suzon, Eve est serveuse, modèle vivant et se traine sur le visage un petit air las et triste.

Je me disais autrefois que j’avais le don d’éviter de penser aux choses auxquelles je ne voulais pas penser […]. Que je pouvais enterrer mes souvenirs comme on avait enterré Grace il y a cinq ans, un mercredi matin de juin […]. La façon dont elle chuchotait toute seule en relisant ses dissertations. Ses petits orteils qu’elle pouvait écarter pour indiquer la gauche et la droite. […] Son rire aussi contagieux qu’un rhume. […] Le poids de sa tête sur mon ventre ; pas étonnant que ce soit là que tout se focalise chez moi. […] La dernière chose qu’elle m’ait dite.

Chloë Ashby, Peinture fraîche

Killing Eve

Au départ, on pourrait croire à un simple crossover entre la série Fleabag et les romans de Sally Rooney. Comme chez Phoebe Waller-Bridge, Eve, sarcastique et paumée, vivote comme elle peut à Londres grâce à des petits boulots de serveuse, en essayant de faire le deuil de sa meilleure amie. Comme chez Sally Rooney, la jeune femme, après avoir abandonné son cursus d’histoire de l’art à l’université (à Oxford, tout de même), enchaine les relations catastrophiques (filiales, amicales, amoureuses). Une très belle symbiose qui se suffirait à elle-même. Mais Chloë Ashby ajoute sa petite touche à elle à ce cocktail gagnant : l’histoire de l’art.

En devenant modèle vivant, Eve se réapproprie son corps. Car c’est paradoxalement en étant totalement exposée au regard des autres qu’elle réussit à s’en affranchir. Une libération qui ne sera que passagère comme le lui rappellera douloureusement son professeur d’histoire de l’art. De la perspective de ce dernier, un modèle est un tas de chair et la chair lui est acquise. Dans Peinture fraîche, Chloë Ashby révèle avec minutie les rapports de domination. Les jeux de regard et le rapport au corps fondent le récit, en miroir subtil – ou en réponse ? – du tableau de Manet. L’autrice renverse la balance entre sujet et objet. Eve littéralement femme-objet, donne son point de vue.

Pour eux, je sais que je ne suis guère plus qu’un ensemble de traits sur une feuille, une nature morte constituée de chair et d’os. Je pourrais aussi bien être une coupe de fruits en train de ramollir ou un bloc de bois fissuré. Un vase de fleurs à demi rempli ou une pile de livres poussiéreux. Ils peuvent m’effacer de quelques brefs mouvements du poignet. Présente à un moment, disparue celui d’après.

Chloë Ashby, Peinture fraîche

Histoire d’art

Avant d’être écrivaine, Chloë Ashby est critique et historienne de l’art de profession. Elle est diplômée de la Courtauld Institute of Art de Londres où est justement visible le tableau de Manet. En 2021, le musée a rouvert ses portes après trois ans de travaux en modifiant quelques cartels, ce qui a créé un petit séisme. Celui d’Un bar aux Folies-Bergère notamment a attiré l’attention : le nouvel écriteau dénonçait le « male gaze » de l’œuvre. Un étiquetage qui a eu le mérite de redynamiser notre regard sur ce célèbre tableau. Exactement comme Chloë Ashby dans Peinture fraîche.

Si la femme semble à première vue être au centre du tableau, on se rend rapidement compte qu’elle l’est au même titre que la coupe de fruit et les bouteilles de champagne placées près d’elle. « Elle n’est qu’un élément parmi l’assortiment alléchant proposé au premier plan : vin, champagne, liqueur de menthe poivrée et bière British Bass » précise le cartel. Elle est au premier plan, mais c’est le jeu de miroir qui intéresse ici : que regarde-t-elle ? « Nous », disent ses yeux fixés dans les nôtres sans ambiguïté. Une expression d’ailleurs jugée « troublante« (« unsettling ») par l’écriteau du musée.

Et si l’on observe le miroir derrière elle, point vers lequel converge en fait le regard, on remarque qu’un homme en haut de forme lui fait face. Ce qui veut dire que nous sommes cet homme. Le tableau coche les cases du male gaze dans les règles de l’art. C’est cette perspective masculine qui achève la lecture du tableau, jugé misogyne par les conservateur·ices, et soulignée dans les cartels. Et l’historienne de l’art Ruth Millington, de conclure qu’il faut inviter les spectateur·ices à se demander ce que pense la femme.

Et c’est précisément ce que fait Chloë Ashby avec Peinture fraîche. Son personnage, Eve, n’a de cesse de se demander ce que pense cette barmaid. La romancière propose en fait une version moderne du modèle Suzon avec Eve. On est invité à se demander à propos des deux femmes en miroir : à quoi pensent-elles ?

Peinture fraîche de Chloë Ashby, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff, éditions de la Table ronde, 24€

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