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SARLAT 2023 – Rencontre avec Erwan Le Duc et Maud Wyler : « L’enjeu c’est de savoir comment on fait relation »

© Pyramide Distribution

Film de clôture de la Semaine de la critique à Cannes cette année, La Fille de son père se retrouve de nouveau en sélection officielle, cette fois-ci à Sarlat. Après Perdrix (2019), Erwan Le Duc offre au public un nouveau film aussi intelligent que touchant.

À vingt ans Étienne (Nahuel Pérez Biscayart) devient papa de Rosa (Céleste Brunnquell). À vingt ans aussi sa compagne et mère de l’enfant, les abandonne. Mais le jeune homme prend la décision de ne pas en faire un drame. Dix-sept ans durant Étienne et Rosa se construisent une petite vie heureuse, entre l’équipe de foot locale, la peinture et leurs amant·es respectif·ves. Mais alors que les résultats de Parcoursup tombent pour Rosa, la perspective d’une séparation prochaine réveille le passé. Rencontre avec Erwan Le Duc et Maud Wyler, interprète de Hélène, l’amante d’Étienne, dans La Fille de son père.

Vous ouvrez La Fille de son père avec une longue séquence qui relève quasiment du cinéma muet. Pouvez-vous nous en parler  ?

Erwan Le Duc  : Oui. Je l’ai écrite comme ça, sans vraiment savoir si ce serait réalisable. C’était un peu comme un rêve de cinéma. Je l’ai pensée avec des tableaux, des petites scènes et des ellipses très marquées – mais de durées variables. Parfois deux mois, parfois dix ans. Il n’y avait pas de règle ni d’indications. Donc c’était à la fois un rêve de cinéma et un défi de mise en scène fort. C’est-à-dire, comment on fait pour raconter avec quelques images seulement dix-sept ou dix-huit ans de la vie de cet homme et de son enfant.

Concrètement, au fur et à mesure du tournage on a commencé à enlever du texte. On a vite compris qu’on n’en aurait pas forcément besoin, ni même envie. Et que tout passait par les regards et les gestes. Et puis la séquence a trouvé sa forme définitive, ainsi que son souffle, avec la musique de la compositrice, Julie Roué. Il fallait une musique qui amène beaucoup de lyrisme et d’énergie pour nous emporter, afin de traverser ces dix-huit ans d’un souffle.

Moi ça me plaisait assez de charger les personnages, comme les spectateurs, de toutes ces émotions. Que tout la monde ait déjà des souvenirs au bout de huit minutes de film.

Justement, la musique structure La Fille de son père d’un bout à l’autre, sans pour autant être emphatique. Comment l’avez-vous pensée  ?

Erwan Le Duc  : J’ai très vite dit à Julie qu’il y aurait beaucoup de musique. Et quasiment que de la musique originale. Je ne voulais pas de chansons non plus, pas de voix. J’avais envie que de grands sentiments soient véhiculés. Cela implique que parfois la musique entre en contradiction avec ce que l’on peut voir à l’image. Avec la pudeur des personnages. Ça ne fonctionne pas toujours ensemble, parfois même cela fonctionne en contrepoint. Parfois en rampe de lancement.

En tout cas, je ne voulais pas forcer l’émotion avec la musique. Ça a été un travail tout aussi long que passionnant et délicat. La composition c’est de la dentelle.

Vous, Maud, vous disposiez déjà de toutes ces indications au moment du tournage ?

Maud Wyler : J’avais une partition musicale que j’ai dû travailler au piano. Il s’agit de «  You’ll never walk alone  », l’hymne de l’équipe de foot de Liverpool. Ma préparation a donc été très musicale puisque j’ai dû me remettre au piano que j’avais arrêté au collège.

Après je pense qu’au niveau du scénario Erwan a une écriture très musicale. C’est une question de rythme. Et c’est une chose avec laquelle on rentre en dialogue au moment de jouer.

Maud Wyler et Céleste Brunnquell dans La Fille de son père
Maud Wyler et Céleste Brunnquell dans La Fille de son père © Pyramide Distribution
Il y a d’ailleurs une scène très marquante dans laquelle votre personnage, Hélène, se met à jouer du piano avant de se lancer dans une tirade mettant en scène la mort d’Étienne. Elle convoque de façon anodine la poésie, autrement très présente dans La Fille de son père.

Maud Wyler  : Oui. Dans cette séquence, la poésie permet de dire, par la forme, quelque chose d’assez tragique  : la mort. La poésie est un assez bon outil pour se dire les choses importantes sans en avoir l’air.

Erwan Le Duc  : Oui, tout en gardant une certaine légèreté. Cette séquence de l’appartement cristallise beaucoup d’enjeux du film, notamment dans sa manière de raconter. Il y a d’abord ce moment où la musique fait irruption, lorsque Hélène joue donc l’hymne de Liverpool, sans pour autant dévoiler sa source puisque le piano reste hors cadre. Puis ensuite elle nous raconte une histoire qui nous projette dans un futur qui peut être dramatique, mais qui est dit avec le sourire. Comme pour dire «  si on arrive jusque là c’est qu’on aura vécu ensemble toutes ces années  ». Et puis ensuite l’agent immobilier arrête tout ça avec une tirade sur ses sentiments à lui et sa détresse, de nouveau interrompu par Étienne.

Chacun y prend un peu les rennes du film. Mais ça se termine quand même avec une confrontation puisqu’Étienne dit à sa fille «  maintenant je dois vivre ma vie, et toi la tienne  ». C’est un acte de rupture entre les deux qui se joue à ce moment.

Vos personnages ont tous une vision du monde singulière et affirmée.

Erwan Le Duc  : Oui. Et si le film a une dimension politique c’est par sa poésie. Par le regard qu’il porte sur le monde et par la recherche d’une certaine beauté. C’est une question que je me pose souvent et qui renvoie à la production du cinéma en France. Je trouve que le terme de «  film politique  » est un peu devenu fourre-tout. Moi je sais que je le fais passer par le regard que les personnages portent sur le monde, et non par des personnages qui ont un engagement très net. Pourquoi Étienne va dans la manifestation au début du film  ? Pour retrouver une fille. Cela part d’un sentiment très personnel et très égoïste. De la même manière, Rosa est entourée de l’engagement des ses camarades de classe mais elle n’y participe pas directement. Elle est dans son monde à elle, dans sa peinture.

Maud Wyler : C’est ce que lui dit un peu Youssef (Mohammed Louridi). Il lui dit «  parfois on a l’impression que tu vis dans le monde comme si c’était un décor  ».

J’ai l’impression que finalement, malgré son titre, La Fille de son père est moins un film sur la paternité que sur les façons de faire relation.

Erwan Le Duc  : Oui tout à fait. Je pense que c’est même plus de ça dont il est question, que de la paternité. L’enjeu c’est de savoir comment on fait relation, comment on vit ensemble. Et comment on décide des choses, comment on navigue avec les vagues qu’on prend.

Il y a un moment où Étienne écrit sur le tableau d’avant-match à ses joueurs, un proverbe yiddish «  Si tu veux faire rire Dieu, parle-lui de tes plans  ». C’est lui face à son propre volontarisme. Au début du film il dit «  pour cesser d’aimer quelqu’un il suffit de le décider  ». C’est tout à fait fallacieux. Mais c’est une manière d’affirmer les choses pour garder un certain contrôle. Et au fur et à mesure du film il apprend à naviguer avec le courant.

D’où cette thématique, qui peut paraitre lointaine, mais qui est celle des vagues géantes que l’on retrouve à Nazareth au Portugal. Le surf m’intéressait vraiment car il y a des textes très intéressants de Gilles Deleuze sur le surf et sur le pli. Sur la façon dont on navigue dans le creux de la vague. Comment on accompagne ce mouvement-là. Les personnages d’Étienne et de Rosa, apprennent à lâcher ce cadre qu’ils se sont formés, car le foot comme la peinture, sont des cadres.

Maud Wyler  : Pour être davantage au monde…

Erwan Le Duc  : …au présent, et poreux à ce qui se passe autour d’eux.

La Fille de son père, au cinéma le 20 décembre 2023.

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