Le Festival du film franco-arabe de Noisy-le-sec a projeté ce week-end Indivision de Leila Kilani. Le deuxième long-métrage de la cinéaste oscille entre la tragédie familiale et le conte onirique.
Lina est une aficionada des réseaux sociaux, où elle jouit d’un succès fou. Mais depuis la disparition de sa mère, cette dernière est volontairement mutique. Lorsque son père décide de renoncer à son héritage, c’est le choc au sein de sa famille. Une tragédie que suivra Lina attentivement, jusqu’à son embrasement…
Rencontre avec Leila Kilani, réalisatrice du film.
Votre premier film Sur la planche est sorti il y a plus de dix ans. Pourquoi avoir attendu maintenant pour votre second long-métrage ?
Nous avions commencé à tourner depuis longtemps et nous souhaitions vraiment avoir des oiseaux, pour cet aspect mystique. Les oiseaux étaient aussi des acteurs. Les comédiens ont appris à jouer avec eux et le directeur photo aussi. C’était une épopée à leurs côtés. Le film s’appelle Birdland en anglais, ce qui veut dire « terre des oiseaux ».
Outre ce rapport aux oiseaux, il y a également une attention portée à la langue à travers de nombreux dialectes. Pourriez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?
C’est la vraie colonne vertébrale de tous les défis que nous nous sommes lancés. C’est un film avec une langue très créole qui est celle qu’on parle au Maroc aujourd’hui. Mais ce n’est pas une langue propre et cela écorche les oreilles de beaucoup car ils ont envie d’entendre soit le français, l’arabe ou l’espagnol. Or, la langue raconte le monde et notre identité. Cette identité est extrêmement créole, inventive, sauvage, instable et rythmée. La langue dit tout de notre rapport au monde. Le français actuel commence lui aussi à être concassé avec des termes arabes qui infusent. L’idée de pureté pour moi est à la fois un non sens et une aberration politique.
Pourquoi avoir fait le choix de faire parler votre personnage principal, Lina, à travers une voix off ? Pourquoi le mutisme au-delà de servir le récit ?
Lina est mutique mais cela ne m’intéressait pas trop. Je trouvais paresseux que la mise en scène emprunte le chemin classique de l’ado mutique. Il se passe quelque chose à l’intérieur de Lina, il y a un bouillonnement qu’elle n’arrive pas à sortir. Il y a un désordre, du chaos, un débordement. Et c’était ce débordement que je voulais écrire. Je souhaitais qu’on soit dans ce chaos qui était à l’intérieur d’elle-même.
Je trouve que le cinéma est un formidable moyen pour jouer de cette violence et de ce paradoxe. Une des spectatrices du film en était totalement bouleversée et nous a dit que c’était le plus beau film mettant en scène l’enfermement autistique.
C’est donc un film avec très peu de dialogues. Tout passe par les silences et expressions des personnages.
Mes personnages ne disent pas grand chose de leur intériorité et de la complexité de la situation. Il fallait jouer dans les équilibres car avec cette voix off qui part dans un foisonnement chaotique, il fallait savoir laisser la place au silence.
Les dialogues s’inscrivent dans une répétition dramaturgique autour de la vente. Nous sommes aussi dans le point de vue de Lina qui n’arrive pas à entendre autre chose de ces adultes. Le lyrisme est porté par la narratrice qui est cette Shéhérazade 2.0, et les autres sont des adultes qui n’arrivent pas à communiquer. Il fallait aussi laisser la place pour entendre certaines paroles fortes comme celle du père et celle de la grand-mère qui demande pardon.
C’est un film où le foisonnement qui compte est celui de Lina. Les autres sont dans une incommunicabilité, ils se parlent peu et n’arrivent pas à se dire grand chose. Un autre exemple, ce sont les rapports entre Lina et Chinwia (personnage de la femme de ménage, ndlr), qui passent beaucoup par une compréhension physique. Elles se devinent et c’est la beauté de ces rapports-là.
Concernant les paysages, je me souviens que votre précédent film, Sur la planche, se focalisait également sur la ville de Tanger. Quel lien vous unit à cette ville ?
Ma famille est originaire de Tanger. C’est une ville avec laquelle j’ai une histoire passionnelle. Je me dis que je n’y ferai jamais plus de films mais j’y retourne toujours. C’est de là que je regarde le monde. C’est une ville tout au bout de l’Afrique qui regarde l’Europe mais qui en même temps raconte le monde. Tout est très incarné à Tanger, que ce soit la violence de la frontière, ou la mutation du village global.
Je voulais revenir au personnage de la matriarche car cette dernière est pleine de complexité. On ne peut s’empêcher de la comprendre et de la détester à certains moments. Comment l’avez-vous travaillée ?
Cela me fait plaisir que vous posiez la question car c’est un des personnages les plus travaillés. Bien sûr, c’est à la fois Richard III, le dictateur, mais en même temps c’est une matriarche qui n’a pas de pouvoir. Je voulais travailler sur cette complexité où, certes, elle est d’une cruauté sans nom mais elle aime ses enfants au nom d’un ordre. Mais cet ordre ne lui donne aucun pouvoir donc nous ne sommes que dans l’ambivalence. Son itinéraire est le principal du film car c’est elle qui termine à genoux. Les autres ont des itinéraires moins spectaculaires.
Je voulais vraiment avoir un personnage de femme qui ne soit pas une mère courage, que les querelles entre ces trois femmes (elle, Lina et la femme de ménage, ndlr), où il y a des rapports de domination, soient très instables. Les alliances se font au-delà d’une lutte des classes. Celle entre Lina et Chinwia est d’une profonde amitié et très intuitive, elles ne souhaitent pas faire tomber un régime.
Le personnage de la matriarche, par contre, porte toutes les complexités en même temps. Elle a une virilité. Je n’aime pas le terme de femme puissante. Aucune de ces trois femmes ne mérite d’être enfermée dans ce terme. Elles sont dans la complexité et la cruauté, à l’image de Lina.
Cette complexité, on la ressent également dans les autres personnages. Ils sont tous un peu imparfaits. C’est assez rare.
J’avais personnellement ce besoin de complexité dans la dramaturgie. C’est une tragédie assez baroque, un conte, mais c’est aussi un endroit où j’ai envie que les personnages soient pétris de contradictions, traversés par des courants et que les choses soient très grises. C’est s’autoriser des choses insaisissables et que les personnages soient plus grands qu’une équation mécanique.
Il y a également une grande place pour la folie, à la fois à travers le personnage de Lina mais aussi par la danse de fin. Quelle place occupe-t-elle dans ce récit ?
Elle est centrale. A la fin, il s’agit d’une transe et non d’une danse. C’est un moment où tout le monde est à la fois un individu et espère être dans un collectif qui les dépasse. La question de la folie est au centre à travers Lina qui se pense comme dérangée et dérangeante, le père qui provoque le chaos par un geste simple et à qui on va renvoyer la folie et la grand-mère que le père considère comme folle car prête à toute la barbarie sans aucune distinction. Et à la fin il s’agit d’un rite de dépossession pour espérer le renouveau.
Lorsque j’ai vu le film, j’ai pensé à des références personnelles où il y a cette question de lutte pour une propriété, à l’image de Parasite de Bong Joon-ho. Avez-vous puisé des références lors de l’écriture de votre film ?
J’étais plutôt inspirée par les films de Visconti et Miyazaki, pour le côté conte, ogresse ou encore la personnification de la forêt. La manière dont des questions extrêmement politiques peuvent être embrassées par une forme à la fois baroque et lyrique.
Lina est un personnage de conte, c’est une conteuse, et la manière qu’elle a de voir le monde est très onirique. Puis il y a une métamorphose, elle devient une espèce de cigogne noire, elle va céder à la furie de la transformation comme dans les contes. Elle a avalé la forêt qui l’a transformée en cigogne noire et va avaler l’ogresse que représente sa grand-mère.
Comment comptez-vous lancer le film au Maroc et notamment lors de sa projection au Festival du film international de Marrakech ?
Le Festival du film de Marrakech est hyper important pour lancer la diffusion au Maroc. Nous allons mettre en place une stratégie inédite où nous allons aller chercher un public à travers les tribunaux moraux. La question sera celle de la justice climatique.
A l’issue des temps de questions et réponses avec le public, il y avait systématiquement une ferveur du jeune public et je trouvais ça fou. Il y a une scène qui a particulièrement résonné en eux. Celle où la grand-mère demande pardon. Le jeune public l’interprète comme les vieilles générations demandant pardon pour avoir saccagé la planète. Je me suis dit qu’il fallait que l’on fasse quelque chose de ce tribunal des générations futures. Nous avons eu la chance d’avoir la confiance de la Coalition Marocaine pour la Justice Climatique. Maintenant, nous allons au minimum mettre en place des auditions publiques.
Initialement, c’était votre objectif que le film évoque la justice climatique et l’environnement ?
Ça l’est de manière brutale car le film raconte l’histoire de notre planète. Il y a une question de guerre des territoires. Qu’est-ce qu’on peut raconter aujourd’hui comme film en étant complètement dans l’époque et en se posant la question du droit de la terre, de l’héritage et des réseaux sociaux ? Le personnage de Lina représente une jeune Shéhérazade 2.0 qui raconte Les Milles et Une Nuits avec une prolifération de stories. Son père va, quant à lui, commettre un attentat dans la famille en refusant l’héritage. C’est un geste éco politique, un geste de résistance.