Le 12ᵉ festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec projetait cette semaine Le Pacte d’Alep, un documentaire réalisé et intégralement filmé par le cinéaste syrien Karim Serjieh, faisant le récit de cinq années de guerre à Alep.
D’une durée d’à peine 1 h 50, Le Pacte d’Alep s’étend pourtant du début de la révolution en 2011, à l’évacuation de la ville assiégée en 2016. Nous avons rencontré Karim Serjieh, pour essayer de comprendre ce que filmer en temps de guerre signifie vraiment.
Pouvez-vous présenter votre parcours en tant que cinéaste, ainsi que celui du Pacte d’Alep ?
Je suis Karim Serjieh, cinéaste syrien. Comme en Syrie, il n’y a pas d’école de cinéma, j’ai fait des études de commerce et je suis diplômé en finance.
J’habite en France depuis cinq ans. Comme beaucoup de Syriens, je suis en exil. Je suis donc arrivé en France à cause de la guerre en Syrie. Et aussi pour mon projet de film que j’ai terminé fin 2022. Ça fait maintenant presque un an qu’il circule en festivals. Il a été présenté au Festival des trois continents à Nantes, ainsi qu’à celui des Escales documentaires de la Rochelle, où il a reçu le grand prix du jury, au Festival de Montreuil, et aussi aux États généraux du film documentaire à Lussas.
Vous avez donc pris votre caméra dès 2011 pour documenter la révolution. À quel moment avez-vous décidé de faire un film ? Était-ce clair dès le début ?
En 2011, la révolution a commencé à l’université. Je me suis alors donné pour mission de témoigner de ce qu’il se passait. J’ai commencé à écrire des articles, à rencontrer des gens, pour documenter la vie quotidienne à ce moment-là. Je suis devenu journaliste.
Puis la situation est devenue très difficile à partir de mars 2012. La ville d’Alep a été coupée en deux, car beaucoup de citoyens ont décidé de résister au dictateur, Bachar al-Assad, et de monter une nouvelle armée, l’Armée libre. La ville a donc été coupée en deux entre Alep Ouest et Alep Est, comme ce fut le cas à Beyrouth ou à Berlin, par exemple. À ce moment, la révolution, qui consistait en des manifestations pacifiques, devient une vraie guerre. Beaucoup de personnes se retrouvent en prison, l’armée tire sur les manifestants. Je déménage alors à Alep Est pour témoigner de ça. C’est à partir de 2013 que je décide de faire un film.
Votre façon de filmer change à ce moment-là ?
C’est plutôt mon regard sur mon propre travail comme journaliste qui change. Tout cela est lié à quelque chose de très dur pour moi et qui se passe en 2013. Il s’agit de l’attaque d’une école dans laquelle un groupe d’enfants préparait un atelier artistique. Je les connaissais très bien puisque je les avais accompagnés pendant la préparation. Le matin même où l’exposition devait avoir lieu, le régime de Bachar al-Assad a attaqué cette école. Trente-deux enfants sont morts.
Et moi, j’avais tout filmé. Avant l’attaque, lors de la préparation. Mais aussi après, puisque j’ai été la première personne à arriver sur les lieux après le massacre. Cela a été un moment très difficile pour moi. Et cela a complètement changé mon regard sur le monde. Je me suis dit que je ne pouvais pas simplement faire des reportages et écrire des articles. J’ai pris conscience qu’il fallait que tout le monde soit au courant de ce qu’il était en train de se passer.
C’est à ce moment qu’on vous entend, en voix-off, vous promettez que vous n’aurez jamais d’enfant.
Oui. À ce moment, je vois beaucoup d’enfants morts ou blessés. C’est le chaos. Il n’y a pas de règles, à tout moment un avion lâche des bombes sur mon quartier. Je ne veux pas revivre ce moment avec mon enfant. Ces trente-deux enfants, ce sont mes enfants aussi.
Et c’est un dilemme qui traverse Le Pacte d’Alep et beaucoup de Syriens que vous rencontrez : rester à Alep, pour lutter pour la liberté, ou partir, pour vivre.
Oui, c’est une vraie métaphore. La logique nous dit qu’on ne peut pas rester dans une zone dangereuse comme celle-ci. On doit fuir pour ne pas mourir. Mais ce n’est pas la vérité. Car il y a une question très importante qui consiste à nous demander pourquoi on vit. Pour simplement manger et profiter ? Pour moi, et pour beaucoup de monde, non. On doit toujours chercher des raisons supplémentaires. Et le plus important, souvent, c’est la recherche de la liberté individuelle et collective. C’est ce qu’on a essayé de trouver pendant la révolution. Et c’est pourquoi on a pris des risques en restant sur place. Pour l’avenir.
C’est une question d’espoir.
C’est ça. Chercher de l’espoir pour les nouvelles générations. Mais aussi pour ne pas laisser les gens seuls. Faire ce film, c’est une façon de soutenir les autres en leur donnant une voix.
Faire ce film, c’est aussi une façon d’écrire l’histoire de la révolution syrienne d’un autre point de vue que celui du régime de Bachar el-Assad ?
On dit toujours que celui qui gagne est celui qui écrit l’histoire. Mais pour moi, non. Même si la révolution a échoué, avec mon film, j’écris l’histoire. C’est ce que je m’étais dit quand j’étais à Alep : « Si je sors vivant d’ici, je ferai le film pour les futures générations ».
Vous avez tourné tous les jours pendant plus de cinq ans, comment avez-vous procédé au montage ?
J’ai quitté Alep avec un seul sac dans lequel il y avait uniquement mon ordinateur et les rushs. Quand je suis arrivé en France, le but pour moi était de trouver un endroit calme pour commencer le travail. Ça m’a pris presque un an pour regarder tous les rushs. C’était très dur. Je revoyais mes voisin·es, mes ami·es, que j’ai perdu·es pour la plupart.
Ça a été l’une des périodes les plus difficiles de ma vie. Plus difficile encore que quand je vivais à Alep.
Ensuite, j’ai commencé à me demander comment j’allais construire la narration. Il y a beaucoup d’images que je n’ai pas pu mettre dans le film, car les personnes y figurant m’ont dit ne pas vouloir apparaitre. C’est trop dangereux pour elles et leur famille. En Syrie, être dans un film contre le régime présente un danger pour soi, mais aussi pour l’ensemble de la famille. On a grandi avec cette peur. Donc accepter d’être dans mon film, c’est me faire un grand cadeau.
Est-ce que Le Pacte d’Alep a pu circuler clandestinement en Syrie ?
Non. C’est impossible de le montrer en Syrie pour l’instant. Tout est interdit. Mais, une fois que le film sera sur les plateformes, j’espère que les Syriens pourront trouver un moyen de le voir et de donner leur avis.
À la fin du film, on entend plusieurs personnes expliquer pourquoi la révolution a échoué. Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?
Lorsque les gens ont compris que la révolution avait perdu, et que donc le régime dictatorial avait gagné, ils ont pensé qu’ils étaient eux-mêmes responsables. Mais pour moi non, ce n’est pas de la faute des citoyens. C’est une question internationale.
Pourquoi le régime est-il en place ? Parce qu’il avait le soutien des grandes nations, de la Russie, de l’Iran, etc. Même en Europe, il a eu des soutiens. Jacques Chirac avait de très bonnes relations avec le père de Bachar el-Assad par exemple. Et rester silencieux face aux agissements de la dictature, comme le massacre qui a eu lieu à l’école, c’est une façon d’aider cette dictature. Ce n’est donc pas la faute des citoyens syriens, mais de la communauté internationale.
Ce que vous dites, et les images de votre film, résonnent énormément avec le massacre qui a lieu à Gaza en ce moment.
Oui. Pour moi ce sont les mêmes images. Je vois exactement la même chose que ce que j’ai filmé en 2013. Et c’est pour ça que j’ai fait mon film, car je ne voulais pas avoir à revoir ces images. Je m’étais dit que tout le monde devait voir ce qui était en train de se passer en Syrie pour ensuite dire « on doit arrêter toutes les guerres, partout ». Et malheureusement, ça se répète. C’est sans fin.