Très remarqué à la dernière Semaine de la critique, et récompensé du prix SACD, Le Ravissement est le premier film d’Iris Kaltenbäck. Avec Hafsia Herzi et Alexis Manenti en têtes d’affiche, cette fiction singulière s’intéresse aux effets ambivalents d’un mensonge dans les relations amicales et amoureuses de son héroïne.
Lydia, jeune sage-femme, est chamboulée par la grossesse de sa meilleure amie, Salomé, alors qu’elle vient de rencontrer Milos, un chauffeur de bus avec qui quelque chose pourrait advenir. La jeune cinéaste Iris Kaltenbäck dessine en finesse une fiction interrogeant les jeux compliqués de l’amour et du mensonge. Le Ravissement déploie un univers esthétique et émotionnel singulier, et son autrice nous en dit quelques mots.
Pour votre premier film, Iris Kaltenbäck, vous avez fait des choix esthétiques forts, comment les avez-vous élaborés ?
J’étais très inspirée par le cinéma américain des années 1970, comme Taxi Driver ou Panic à Needle Park. Mais aussi par le cinéma chinois et taïwanais des années 2000, comme Yi Yi d’Edward Yang. Ce sont des films tournés en pellicule qui ont ces couleurs Kodak très fortes. Comme Le Ravissement était une histoire complexe qui partait d’un fait réel, je ne voulais surtout pas tomber dans le cliché du fait réel qu’on raconte de manière grise, trop naturaliste. J’avais une vraie envie de m’abandonner au romanesque. Retrouver les couleurs de la ville, à travers ce personnage qui a terriblement envie d’être aimé, et vu, qui va alors porter ce rouge très flashy. Je voulais raconter cette solitude urbaine en couleurs.
C’est vrai qu’il y a une attention particulière au filmage de Paris dans le film, quel rapport avez-vous avec cet espace ?
Pour moi, la ville est une source d’inspiration énorme. Je passe beaucoup de temps à regarder les gens dans la rue. Quand une personne m’interpelle, j’essaie de me raconter son histoire. C’est comme ça que j’ai construit le film. Au début, on voit plein de monde dans la rue, comme des solitudes qui cohabitent. Je voulais qu’on ait la sensation que, si la caméra s’arrête sur Lydia [interprétée par Hafsia Herzi], elle aurait pu s’arrêter sur n’importe quelle autre personne et raconter une tout autre histoire. C’est quelque chose que je ressens vraiment.
Je voulais montrer trois solitudes. Lydia, jeune sage-femme qui s’isole et qui vit à contre-courant des autres, qui rencontre Milos [Alexis Manenti], conducteur de bus, qui à cause de son métier est aussi en marge et solitaire. Et aussi Salomé [Nina Meurisse] qui a une vie plus tracée mais va se retrouver confrontée à la solitude du post-partum. Ça m’intéresse la manière dont ces solitudes se côtoient sans jamais vraiment se combler. Je trouve ça plus fort au cinéma de voir quelqu’un de seul au milieu des autres, plutôt que dans un environnement dépeuplé.
Justement, la relation entre Lydia et Salomé se révèle ambiguë et complexe, c’est un aspect qui vous intéresse ?
C’était très important pour moi de montrer ça. Comment un mensonge bouleverse une amitié, et fait naître par ailleurs une histoire d’amour. J’adore les personnages ambivalents, j’aime cette zone grise. Dans le fait divers qui m’a inspiré, je me suis dit qu’il y avait une belle histoire d’amitié au centre de tout ça. À mon avis, on n’emprunte pas l’enfant de sa meilleure amie si on n’a pas un amour fou pour elle. Je me suis beaucoup inspirée de mes propres amitiés pour raconter ces deux amies. Elles ont grandi ensemble, s’adorent, mais après l’arrivée d’un enfant, n’arrivent plus à trouver leur équilibre.
Ça me permet aussi d’aborder tous les mythes qui entourent la maternité. Par le biais de Lydia, qui n’a pas de désir d’enfant mais va développer des sentiments maternels pour l’enfant d’une autre. Et à l’inverse, Salomé, qui donne naissance mais n’éprouve pas l’instinct maternel immédiat qui est attendu d’elle. Je voulais raconter cette complexité-là. Aussi, toute l’ambivalence de personnages qui à la fois s’aiment énormément, et en même temps peuvent ressentir de l’envie. Lydia a peur de perdre son amie, donc elle s’accroche à elle, mais aussi à son enfant qui en est une prolongation.
Je voulais raconter comment une vérité peut naître d’un mensonge. C’est ça qui rend le mensonge très compliqué. On n’arrive plus à s’en sortir parce qu’on construit du vrai avec du faux, et c’est difficile de démêler les deux.
Il y a tout un aspect documentaire dans Le Ravissement, avec les séquences de maïeutique, ce lien au réel était important pour vous ?
À cet endroit-là, oui. Je ne voulais pas dire à une actrice « crie, souris, aie mal ». J’avais envie de filmer des visages de femme en train d’accoucher. C’est un moment fou où on n’est plus en maîtrise, on sort de soi-même. Je me disais que la fiction ne pourrait jamais égaler ça. J’entendais beaucoup autour de moi, que ce soit des sage-femmes ou des mères, dire : « Je ne retrouve jamais au cinéma la puissance, ni la réalité de ce que j’ai vécu ».
En même temps, il fallait que j’arrive à mêler la fiction au réel. Donc une fois qu’on a eu l’autorisation des maternités, j’ai demandé à Hafsia si elle voulait bien venir avec nous. On a campé très longtemps dans les couloirs parce qu’on ne savait pas qui allait accoucher. À chaque fois qu’une mère arrivait, j’allais lui présenter le projet et lui demander si elle était d’accord. Quand c’était le cas, on s’est mises à participer à des accouchements. Hafsia secondait une sage-femme, et au bout d’un moment, elle s’est mise elle-même à agir comme une professionnelle. Il y avait beaucoup de gestes qu’elle pouvait faire à force d’observer. Au bout du compte on a eu, en salle d’accouchement, une rencontre entre la fiction et le réel avec une femme en train d’accoucher et Hafsia en train de l’aider.
On dit souvent qu’il y a une femme à l’origine d’un être humain, mais en fait, il y en a deux. Il y a la mère et la sage-femme, qui parfois ne se sont jamais rencontrées avant. Un jour, elles travaillent ensemble pour faire naître un enfant. Je voulais aussi filmer ce lien, montrer ces gestes-là.
Vous semblez, dans votre écriture, être soucieuse des rapports genrés. Notamment dans la façon dont personnages masculins et féminins ont des manières différentes de négocier les conflits.
C’est une question qu’on se pose beaucoup en ce moment. Par exemple, la voix-off d’Alexis Manenti faisait partie de cette réflexion. Souvent dans ces histoires, la femme est jugée coupable et l’homme est considéré comme victime au procès. Je voulais que le personnage masculin du film soit plus complexe. C’est un homme qui a l’intelligence de ne pas s’arrêter au rôle de victime qui lui est attribué mais qui va a posteriori s’interroger sur le rôle qu’il a pu jouer. Dans son ressenti, il a cru et a eu envie de croire à cette histoire. Il interroge sa place et se demande s’il n’a pas été un complice inconscient parce qu’il n’a pas voulu voir la vérité.
Pour moi, c’est une façon de partir de couples hétéros, qui ont des réflexes genrés. Puis de montrer que Milos dépasse ce statut et est capable de se remettre en question. C’était toujours présent dans notre esprit, mais je ne voulais pas à l’inverse changer le réel pour en faire un postulat. J’ai essayé de restituer ce que je pouvais observer autour de moi dans les fonctionnements des couples, dans ce que ça peut avoir de problématique. Lydia s’abandonne au regard de Milos, au départ le mensonge ne vient même pas d’elle. C’est lui qui voit une femme avec un enfant et en déduit qu’elle en est la mère. Elle va finir par s’approprier ce mensonge, mais les choses sont complexes. Dans l’amour on essaie de correspondre au regard de quelqu’un. Alors Lydia peut ressentir une certaine pression ou se laisser avoir par ça.
La thématique de la vérité et de la falsification était au cœur de beaucoup de films cette année à Cannes. Le vôtre bien-sûr, mais aussi Anatomie d’une chute, Le Procès Goldman, L’Été dernier… C’est une thématique qui vous parle ?
Je ne savais évidemment pas que ces autres films étaient en train de se faire en parallèle du mien. Ça doit dire quelque chose sur l’époque ! [rires] Mais oui, j’avais vraiment envie de raconter un mensonge. Pour moi, c’est un film sur la persona, un personnage qui se met lui-même en scène. Au fond, je pense que c’est ce qu’on fait tous, et que faire fiction de soi peut emmener très loin. Ça peut parler à tout le monde. Là c’est un mensonge énorme, mais on a tous un jour un peu travesti la vérité pour plaire dans un rapport de séduction. Parce que le regard de l’autre nous renvoie une certaine image à laquelle on a envie d’adhérer coûte que coûte. On peut tous comprendre ce qu’elle est en train de vivre.
Le Ravissement, réalisé par Iris Kaltenbäck, Diaphana Distribution, au cinéma le 11 octobre.