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Rencontre avec Delphine Saltel : « Mon envie c’est de banaliser, de dédramatiser »

Crédit Chloé Assous

Vivons heureux avant la fin du monde, podcast emblématique d’Arte Radio se décline en livre. Son autrice, Delphine Saltel, essaie de comprendre comment « vivre heureux » dans un monde en perpétuelle évolution.

L’autrice et réalisatrice Delphine Saltel enseigne encore le français en ZEP à Meaux en 2003, lorsqu’elle pose ses premières pierres narratives avec son « Journal d’une jeune prof » pour ARTE Radio. En 2008, elle troque définitivement la craie et le tableau pour les micros et les studios, enchaînant les reportages pour « Les pieds sur Terre » sur France Culture. Une transition marquée par des documentaires primés : « Y’a deux écoles » et « Que sont-ils devenus ? ». Autant d’éclats dans le paysage sonore français, récompensés respectivement au festival Longueur d’ondes de Brest et par le prix Europa. Mais c’est en 2020 que l’exploration de Saltel prend une dimension plus introspective, presque littéraire. Avec son podcast Vivons heureux avant la fin du monde, elle se penche sur la mosaïque de l’amour moderne, dessinant des contours, posant des questions.

Ces interrogations donnent son titre à son ouvrage, sorte de manifeste provocateur et poétique. Vivons heureux avant la fin du monde sonde tour à tour l’évolution du modèle conjugal, la nature éphémère des passions d’aujourd’hui, et les tracas contemporains des comptes communs et des gardes partagées. Saltel tisse une tapisserie riche, émaillée de rencontres. Elle mêle le récit de soi aux rencontres avec des anonymes, des penseurs-ses et des activistes, Eva Illouz, Irène Théry, Céline Bessière, ou encore le philosophe Pierre Zaoui. Delphine Saltel met en lumière les nuances des relations contemporaines, tout en interrogeant les fondements sociétaux qui les sous-tendent. Rencontre.

Pourquoi s’intéresser au couple, à la famille, à la parentalité ?

Quand j’ai commencé le podcast en 2020, cela faisait déjà plusieurs années que je travaillais à des sujets en lien avec ces thèmes de prédilection. J’avais déjà fait beaucoup de reportages pour l’émission «  Les Pieds sur terre  » ou en enregistrant les thérapies de couple, parce que j’avais des séries sur les consultations de sexologie à l’hôpital, sur le burn-out parental, sur les enfants du divorce… J’ai tourné autour de ce thème qui m’obsédait, la famille, le couple dans sa version mainstream (hétérosexuel, deux enfants, cohabitants  monogames).

Ce qui a été nouveau avec Vivons heureux avant la fin du monde, c’est que j’ai commencé à faire quelque chose que je ne faisais pas jusque-là dans mon travail à la radio, qui était d’insérer l’éclairage des chercheurs en sciences humaines. Je me suis plongée dans le travail des sociologues, des historiens, des philosophes qui réfléchissent à ces questions. En enregistrant ces chercheurs et ces chercheuses qui embrassent ces questions avec une ampleur historique, j’ai eu l’impression que tout ce sur quoi je travaillais depuis des années était mis en ordre. Ils replacent ce qui nous arrive dans notre petit quotidien ras-les-pâquerettes dans le contexte des évolutions sociétales, des révolutions anthropologiques, historiques. La perspective des chercheurs formait une colonne vertébrale qui me permettait d’organiser, de rassembler toute une matière que j’avais un peu glanée de manière disparate.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter votre podcast en livre ?

Quand on fait des reportages à la radio, on aborde une petite facette, un angle. Tout à coup, avec l’éclairage des chercheurs, les sujets que j’avais traité indépendamment les uns des autres se mettaient à faire corps ensemble. Faire un livre permettait d’avoir une structure et une progression entre tous ces sujets que j’avais traité, ce qui n’est pas possible en radio. En radio on fait un épisode après l’autre, on ne pense pas forcément en terme de séries ou de collections. Il n’y a pas d’armature, de structure, comme un sommaire dans un livre. Le but c’est de pouvoir regarder ce modèle conjugal dans lequel on est beaucoup à être pris – hétérosexuel, cohabitant, monogame – comme un tout. Comme une grosse maquette que l’on peut déplier point par point, en s’apercevant qu’en fait tout fait sens.

Avez-vous un exemple ?

Oui, prenez le cas d’Irène Théry, qui est très éclairant. Elle explique quelque chose de très fort : notre lien conjugal évolue vers quelque chose de plus amoureux et donc de plus fragile. Elle montre que la relation de couple s’appuie aujourd’hui avant tout sur l’amour, et que l’amour est fragile. Le lien conjugal se fragilise, il devient plus précaire. On se sépare plus vite, plus souvent, parce qu’on a des attentes amoureuses. Mais ce qu’elle montre, c’est que cette fragilisation du lien de couple s’accompagne d’un renforcement du lien de filiation avec nos enfants, comme des vases communicants. C’est comme si on avait voulu réparer ce qui se précarisait dans le lien conjugal en renforçant le lien aux enfants qui, lui, est devenu indissoluble, conditionnel, placé au-dessus de tout. C’est devenu l’alpha et l’oméga de nos vies.

Ce mécanisme entre le lien de couple et le lien de filiation qu’Irène Théry formule, m’a complètement éclairée. Ça mettait en lien des sujets que j’avais traité indépendamment les uns des autres. Avec cette idée on peut s’apercevoir que l’éducation positive, la fatigue, le burn-out parental, sont des sujets qui sont directement corrélés avec l’augmentation des ruptures conjugales. Ça permet de rassembler tout ce qui façonne notre modèle conjugal, de regarder en face où on est est avec ce modèle. 

Comment avez vous fait la transition de journaliste radio à autrice de livre ?

J’ai commencé la radio il y a une vingtaine d’années. Je n’étais pas journaliste à la base, j’étais professeure de français. Je n’ai pas fait de formation en journalisme, donc dès le début j’ai commencé la radio en disant «  je  ». En anglant, en organisant les sujets que je traitais à la première personne, à partir d’un témoignage personnel. J’ai commencé à partir de mon expérience de prof, puis j’ai continué à me mettre en scène dans beaucoup de mes sujets. À mettre en scène ce regard de madame tout le monde qui s’interroge, ce qui fait que ce n’est pas un format journalistique au sens journalisme neutre et objectif.

Il y a une part de subjectivité, de narration, de storytelling à la première personne que j’ai gardé pour la version livre de Vivons heureux avant la fin du monde. J’en fait le même usage à la radio et dans le livre, c’est-à-dire que c’est un point de départ à partir duquel on commence à réfléchir à ces questions. Je n’ai rien d’original à raconter, je suis vraiment dans le moule de ce qui se fait massivement en France dans les petites familles lambda. La banalité de ma situation est un bon point de départ pour investiguer et se poser des questions depuis l’intérieur de ce modèle.

Pensez-vous qu’il y ait une différence entre les lecteurs du livre et le public que vous touchez habituellement avec vos podcasts ?

Passer à l’écrit implique forcément le changement de médium, de l’écoute au casque qui est la manière dont beaucoup de gens écoutent des podcasts et qui est assez personnelle, à l’écrit. Le livre défini un autre rapport à l’objet, on peut faire des pauses, relire, revenir en arrière. Finalement dans le livre j’ai essayé d’approfondir la partie un peu «  essai  », un peu éclairage des chercheurs. Dans le podcast il y a une tentative de vulgariser, de faire circuler des idées issues des sciences humaines et sociales. Il y a énormément de chercheurs et d’universitaires en France qui consacrent leur vie à décortiquer et à développer des outils intellectuels pour penser ces sujets.

Qu’est-ce qui vous plaît dans le podcast ?

Ce que je trouve génial avec le podcasts c’est l’idée de partager, de faire circuler, de démocratiser un peu l’accès à ces outils intellectuels. Et je ne suis pas du tout la seule à le faire. Victoire Tuaillon par exemple, le fait elle aussi avec Les couilles sur la table. En passant par l’écrit, on devient une sort de passeur ou de passeuse de ces travaux pour les gens qui ne lisent peut-être pas d’essais. Ça permet de mieux comprendre pourquoi l’on fonctionne comme ça. Pourquoi on est pris dans ce modèle, d’où nous viennent nos attentes, nos normes, nos idéaux.

Et dans la forme littéraire ?

Je n’y ai jamais réfléchi, mais peut-être que lorsque le podcast devient écrit ; cet effort, cette tentative de participer à la circulation des idées pousse les personnes à aller plus loin, à lire d’autres travaux. Le travail de Céline Bessière et Sibylle Gollac qui ont écrit Le genre du capital  par exemple, permet de comprendre les mécanismes des inégalités économiques au sein des couples. L’essai étudie la manière dont la conjugalité creuse les inégalités économiques entre hommes et femmes. C’est un travail magistral et je pense qu’il rend service à tout le monde, aux hommes comme aux femmes. Il faut donc le faire circuler, mais Le genre du capital c’est un pavé de 500 pages.

Votre travail rappelle celui de la vulgarisation scientifique…

Mon envie c’est de banaliser, de dédramatiser, pour rendre les essais plus accessibles. Montrer que les idées sont très fortes et qu’elles parlent à tout le monde. Quand on voit cet essai a l’impression qu’on va lire Karl Marx, ça fait peur, ça intimide. Je veux créer une étape par laquelle les gens pourraient s’armer pour réfléchir à ce qu’ils font. D’abord il y a le podcast, c’est sympa, après le livre, un peu intermédiaire, qui leur donnerait peut-être davantage accès à l’ouvrage des sociologues ensuite. Je n’y avais jamais réfléchis comme ça, mais c’est peut-être ça l’idée.

Au début de Vivons heureux avant la fin du monde vous parlez de l’émission Allô Menie, une émission diffusée dans les années 70-80 que les femmes écoutaient beaucoup l’après-midi, pendant quel leurs maris étaient au travail. Or, les hommes constituaient une véritable audience cachée. Quelle est la place des hommes dans tous ces questionnements ?

C’est une très bonne question et je n’ai pas vraiment de réponse pour savoir comment faire pour que les hommes participent à ce chantier intellectuel. Ce qui me frappe, c’est de voir à quel point les femmes qui sont ancrées dans ce modèle de couple hétérosexuel dans sa version conjugale – où on fait famille et où on vit ensemble – réfléchissent énormément à ce qui se passe dans leur couple et dans leur famille. En permanence. Dès que vous mettez trois femmes ensemble, elles se mettent à parler de ça. Elles en parlent d’autant plus qu’il y a cette effervescence, cette quatrième vague féministe avec tous ces livres, toutes ces approches, toute cette ébullition intellectuelle militante. Ça m’émeut cette ébullition permanente, de voir que les femmes se mettent à regarder en face ce qu’il se passe dans leur couple, dans leur famille et dans la parentalité.

Par contraste, le fait que les hommes restent à l’écart – même les plus progressistes d’entre eux, les plus bienveillants, ceux qui sont prêts à participer à la réflexion, ceux qui se retrouvent avec un livre de Mona Chollet entre les mains – m’étonne, parce que quand bien même, ils n’y arrivent pas. Ils ont du mal à rentrer dedans, notamment parce que c’est compliqué pour eux en termes de ressenti. D’autant plus que souvent il y a un espèce de malentendu. Les hommes autour de moi, j’ai l’impression qu’ils se sentent visés personnellement, en tant qu’individus, et ça les braque.

Ils vivent ces questionnements comme une offense personnelle ?

On dirait. C’est étonnant, parce que je pense que l’idée de ce chantier collectif sur le questionnement de l’hétérosexualité ne pointe pas du doigt les personnes, mais les systèmes, les schémas. Des schémas qui en plus font souffrir tout le monde, les hommes y compris d’une certaine manière. Eux bénéficient d‘une forme de domination bien sûr, mais perdent aussi beaucoup dans le schéma patriarcal. J’observe ce fossé qui se creuse, dans les dîners, dans les soirées : avec les discussions en non mixité, ou les clashs entre hommes et femmes. Les femmes se mettent dans un coin pour parler de tout ça , et les hommes restent entre eux pour parler de choses non-personnelles et non-intimes.

Faites-vous en sorte de les intégrer à vos réflexion ?

Faire participer les hommes au débat est un défi pour les gens qui se saisissent de ces questions. Je ne sais pas si c’est un problème de communication ou si le problème se situe ailleurs. Je ne suis pas radicale, je sais que les féministes radicales disent : «  tant pis pour eux, s’ils ne veulent pas s’y intéresser on va faire sans eux. On ne va pas, en plus de se taper tout le travail de réflexion, se contorsionner pour qu’ils entendent ce sur quoi on avance et faire de la pédagogie, ras le bol, ils ont qu’à s’emparer du truc  ». Il y a donc cette position de ras le bol, qui n’est pas exactement la mienne.

Et vous, le ras-le-bol ?

Moi aussi souvent ça m’épuise et je trouve ça triste de ne pas directement atteindre les hommes. Je sais que j’ai fait un livre qui va être lu principalement par des femmes. Je vois bien qui me suit sur Instagram, qui m’écrit en ligne, ce sont majoritairement des femmes. De temps en temps il y a des hommes, j’en ai rencontré pour la signature du livre la semaine dernière. Des hommes qui m’ont raconté ce que ça leur avait fait d’écouter notamment l’épisode Paye ta séparation, qui parle de l’inégalité économique entre hommes et femmes. Il y a un homme qui est venu me dire qu’il avait écouté cet épisode avec sa femme dans la voiture et que ça avait ouvert sur une énorme discussion, que ça les a fait énormément bouger…

Vous avez parlé de passer d’une démarche personnelle de déconstruction à quelque chose de plus politique, qui vise à démanteler tout un système, une manière de fonctionner dans le couple, de repenser nos relations au sens large. Quelle est la place du journaliste vis-à-vis de cette lutte ?

Selon moi, le boulot du journaliste dans ce chantier collectif, c‘est « Docere, movere, placere  », c’est-à-dire « Enseigner, émouvoir, plaire » comme dit Aristote. Il faut que l’objet soit prenant pour que l’on ait envie d’écouter le podcast ou de lire le livre jusqu’au bout. On doit donc trouver des techniques narratives pour captiver les lecteurs et les auditeurs. C’est un travail de mise en forme au service non pas du divertissement, mais d’une réflexion. On se prend la tête à faire un montage radio ou a écrire un livre de manière à ce que ça percute le plus possible, sans gras. Que le lecteur, que l’auditeur soit saisi. Il faut une réflexivité, c’est-à-dire que les gens se regardent, regardent ce qu’ils font individuellement et collectivement.

Être journaliste c’est faire le trait d’union entre l’art du récit et les idées. Notamment en reliant les récits d’expérience personnelle, qui vont émouvoir, toucher, surprendre, avec les concepts, les éclairages historiques et sociologiques. Je trouve que c’est ainsi qu’on politise. On montre que ce qui touche les gens, ce qu’ils vivent dans le quotidien, c’est politique. C’est ce que je martèle dans chaque chapitre de Vivons heureux avant la fin du monde : en général on envisage le couple à travers des prismes plutôt psychologiques ou personnels.

Vous, vous revendiquez d’aller plus loin que l’anecdote.

Quand on s’engueule avec son conjoint ou que l’on est pas bien dans son couple, on va plutôt avoir tendance à analyser ça par le prisme des sentiments, de la personnalité de l’autre, par des choses qui relèvent vraiment de la psychologie, de l’histoire interpersonnelle avec l’autre. C’est une facettes importante évidemment, mais il faut aller au-delà. Ce que j’ai essayé de faire tout au long de Vivons heureux avant la fin du monde, c’est de montrer que l’on oublie ou que l’on a pas le temps, qu’on ne fait pas l’effort de regarder ce qu’il y a de sociétal, de politique dans notre couple.

Pourtant, ces situations sont politiques.

Ce qui m’avait frappé au moment où j’avais enregistré les thérapies de couples à Aix-en-Provence, c’est d’observer à quel point les thérapeutes ne voient pas au-delà du prisme psychologique. Ils prenaient en charge la souffrance des couples uniquement via cet angle. Tout ce qui était de l’ordre des rapports de genre, des inégalités, du schéma patriarcal, était occulté. C’est comme si ça n’existait pas dans une relation de couple, que ce n’était pas ça qui allait aider à analyser la situation, pour comprendre ce qui créait des rancœurs, des malentendus et des déceptions. Le travail du journaliste c’est de faire du terrain, de récolter des histoires du réel, et de montrer à quel point ce réel se comprend mieux avec l’éclairage des sciences humaines. C’est ça qui fait le collectif et le politique.

Vivons heureux avant la fin du monde de Delphine Saltel, ARTE Éditions & Philosophie Magazine Éditeur, paru le 31 août 2023, 19euros. 

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