LITTÉRATURE

« L’indésir » – Aujourd’hui maman est morte

© L'Iconoclaste
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Dans ce premier roman hanté par le deuil, Joséphine Tassy virevolte entre prose et vers libres, habitant la page avec vie.

« Le soleil se lève aussi le jour où les mères meurent ». Rejouant la partition de L’étranger de Camus, Joséphine Tassy signe avec L’Indésir un roman original sur le processus du deuil. Nuria, la vingtaine, se réveille un lendemain de soirée. Elle sait confusément qu’aujourd’hui, ou peut-être hier, sa mère est morte. Accompagnée d’Abel, un garçon ramené chez elle la veille, elle va parcourir tout Paris et rencontrer les personnes qui ont connu cette mère qui était pour elle une étrangère.

L’indésir… Il s’agit d’un néologisme et pourtant on a l’impression que le mot a toujours fait partie de la langue française. Le concept est immédiatement identifiable, tout en nous échappant un peu. L’indésir, est-ce le non-désir ? À la lecture du livre de Joséphine Tassy on comprend que ce n’est pas ça, car le non-désir est trop proche de la haine. Faut-il alors chercher du côté de l’indifférence ? On s’en rapproche mais le mot s’échappe encore. Pour le comprendre, il faut aller au bout du roman.

Ce matin, je me suis réveillée, et j’ai vu mes vêtements éparpillés, au bout de mon lit, la fenêtre où hier le téléphone a sonné, c’était en pleine nuit, je regardais les lampadaires et je ne les voyais pas, j’étais nue, mais les voisins ne le savaient pas, j’avais éteint la lumière. J’avais la peau chaude et moite d’avoir dansé, j’ai répondu au téléphone et Jeanne m’a dit Maman est morte.

Joséphine Tassy, L’indésir

Mère amère

Pour cette marseillaise passée par Paris, les lieux ont leur importance et prennent corps dans L’indésir. En faisant traverser tout Paris à ses personnages, du Père Lachaise aux Buttes-Chaumont en passant par l’Église Saint-Laurent boulevard de Magenta, Joséphine Tassy cartographie la rive droite. Elle dresse en creux le portrait d’une ville et en plein celui d’une mère. Parce que c’est l’itinéraire d’une mère éparpillée que Nuria retrace inlassablement, afin de mieux se comprendre elle-même. Tel kiosque ramènera à des souvenirs enfouis, tel autre détail à une plage de sable noir en Martinique. Les lieux ont leur importance dans l’organisation des souvenirs.

Nuria n’a pas ou très peu connu sa mère. Petite, elle a été élevée par son père et sa grand-mère Maja. Sa mère était volatile, voyant sa fille une fois par mois pour aller au cinéma ou au parc. Lorsque Maja lui annonce la nouvelle, Nuria n’est pas vraiment surprise, seulement déçue : la dernière fois qu’elles se sont vues remonte à huit années. Le livre aborde à sa manière un tabou qui commence à entrer dans l’espace public : une mère a t-elle le droit de ne pas aimer son enfant ? Un enfant a t-il lui aussi droit à l’indésir d’être lié par filiation ?

De fil en aiguille et sans vraiment le vouloir, Nuria va rencontrer les personnes qui ont côtoyées sa mère. Un oncle effacé qui vit sous la coupe de sa femme, une ancienne amante fantasque et vénale, un mécène snob et un brin possessif. Joséphine Tassy, qui est économiste à la ville, ne se contente pas de faire déplacer Nuria dans la ville, elle la fait également rencontrer plusieurs classes sociales, plusieurs univers.

Un désir de forme

C’est une mention discrète à la toute fin du roman qui informe des sources d’inspiration de l’autrice. Seuls les prénoms s’alignent, mais on devine sans peine leur propriétaires : Baruch (Spinoza), Albert (Camus), Jean-Paul (Sartre)… Et dans cette myriade de prénoms, deux initiales, celles de J. D. (Jerome David Salinger) se détachent plus que les autres. Comment ne pas rapprocher l’indésir de Nuria avec celui d’Holden qui erre seul dans les rues de New York ? Comme le héros de L’attrape-cœurs, Nuria parcours la ville comme on parcours un jeu au hasard d’un lancé de dés. Comme lui, elle se laisse aller au hasard des rencontres.

Si L’indésir ressemble au premier abord à une histoire de deuil par portraits, l’originalité de ce roman est ailleurs. Parce que Joséphine Tassy accompagne son personnage avec acuités et entrechats linguistiques. Comme Alain Damasio qui joue avec la page et la ponctuation pour créer du sens et un nouveau langage, l’autrice suspend ses mots, brise ses phrases et martèle les injonctions.

Mes entrailles s’effondrent sur elles-mêmes, je traverse un trou d’air infini, et je doute qu’un jour je retrouverai mon corps indemne, qu’à nouveau je sentirai

le cœur

battre

le sang

couler

l’être

respirer.

Joséphine Tassy, L’indésir

Joséphine Tassy ne prend pas le sens des mots ou de certaines expressions pour acquis. Elle leur donne au contraire un coup de fouet en les détournant et en les revivifiant. Si le processus s’essouffle un peu en fin de roman (tout comme la trop forte grandiloquence de certains personnages), L’indésir n’en est pas moins un premier roman remarquable et prometteur. L’autrice fait preuve d’une grande délicatesse lorsqu’elle raconte l’entremêlement canonique d’Eros et Thanatos. Et parvient à ajouter son propre concept à cette ancienne recette : celui de l’indésir.

L’indésir de Joséphine Tassy, éditions l’Iconoclaste, 396 p., 20€90

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