Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Après une incursion dans l’univers de Powell et Pressburger, retour sur le continent avec Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk.
Guerre et Paix (1865-1869) de Tolstoï est un roman absolu dans la littérature russe. Il rassemble cinq grandes familles de l’aristocratie moscovite et pétersbourgeoise, Napoléon et le Tsar de Russie. Œuvre fleuve de plus de mille cinq cents pages, aussi connue pour ses digressions philosophiques, théologiques, politiques, etc. Guerre et Paix est adaptée de nombreuses fois. Un opéra de Prokofiev, un film muet russe en 1915, et surtout une superproduction italo-états-unienne en 1956.
Malgré une distribution de premier plan et un réalisateur de génie, le film manque de souffle. De plus, le duo d’acteur Fonda et Ferrer est catastrophique. Dans ce contexte, Bondartchouk est missionné par l’État soviétique pour laver l’affront et réaliser une version par et pour les Russes. Avec une carte blanche de moyen et d’intention, le tournage gigantesque s’étale sur quatre ans.
Guerre et Paix s’articule autour d’un triangle. Pierre Bézoukhov (Sergueï Bondartchouk) – homme veule empli d’indécisions – André Bolkonski (Vietcheslav Tikhonov) – prince russe inflexible et méditatif – et Natascha Rostova (Lioudmila Savelieva) qui grandit au fil des guerres napoléoniennes.
Léviathan
La manière la plus simple d’appréhender la version de Bondartchouk est évidente. Doublant la durée de la version de King Vidor qui faisait déjà près de trois heures et demie, le film fait jusqu’à huit heures en quatre parties. Doté de moyens colossaux et de ressources quasiment infinies, Guerre et Paix surpasse en tout point son homologue sorti dix ans plus tôt. Le budget d’État permet au réalisateur de représenter près de cent mille figurants pour la bataille de Borodino aux portes de Moscou. La longueur des batailles permet un peu artificiellement d’allonger la pellicule.
Mais contrairement aux films modernes comme la trilogie du Hobbit , le combat est assez splendide. Les Soviétiques n’ont pas ménagé l’aspect pyrotechnique presque orgiaque dans leur version. La foule est en mouvement permanent donnant une impression de chaos organisé maladroitement rendu en image de synthèse chez Peter Jackson.
Cette durée monstrueuse fait rentrer Guerre et Paix dans une catégorie très confidentielle. Les films de plus de quatre heures sont rares. Ceux qui font le double, exception. Les grandes fresques sont toutes vouées à subir des temps faibles. Des accroches dans le rythme. Par nature, de tels films sont bancals et claudiquant. Encore, Guerre et Paix se rapproche des films hollywoodiens à rallonge dans l’intention et dans les messages patriotiques. Par cet angle, le film est plutôt une réponse à Autant en emporte le vent (1939).
Cependant, le réalisateur qui n’était pas encarté au Parti communiste s’est heureusement affranchi d’un trop-plein de gloriole patriotique. Sa vision est inductive. Par son particularisme, la Russie rayonne et se pose en maxime universelle, humaine et civilisatrice contre Napoléon.
Pour finir, le format même du métrage évoque celui du roman. Comme il était d’usage, Tolstoï a publié Guerre et Paix sous la forme d’un feuilleton, dans Le Messager Russe. Cette façon de produire s’accorde plutôt aux séries qu’aux films. Pourtant, il serait abusif consacrer le film, de prototype sériel. Le découpage en quatre parties étant plus qu’une contrainte de production et de visionnage que d’un mode de création. Néanmoins, le livre lui-même divisé en quatre parties, sa structure sert de tuteur à l’adaptation qui évite, par cette mesure, un trop grand équarrissage.
Impureté formelle
La culture cinématographique soviétique est aussi très prégnante. Par exemple, la caméra téléguidée pour les batailles d’Austerlitz et de Borodino rappelle celle de l’escalier dans Quand passent les cigognes (1958) de Kalatozov. Bondartchouk n’a pas non plus lésiné sur les surimpressions. Comble de l’ironie, il en contient beaucoup plus que la version de King Vidor, par ses influences comme Griffith, qui était son procédé fétiche. Plus singulier, la version soviétique se permet des plans circulaires autour d’un chêne avec une voix hors-champs attribué à l’arbre. La séquence de plusieurs minutes permet de retranscrire de manière fidèle l’émotion d’André Bolkonski envers l’être centenaire, à propos de la permanence du temps et la duperie du changement. Une prosopopée importante témoignant l’état de délabrement émotionnel du prince russe.
D’autres expérimentations sont moins heureuses. Lorsque le très jeune frère de Natascha, Pétia Rostov meurs subitement lors d’une attaque contre un convoi français, l’image se change inexplicablement en noir et blanc couplé à un ralenti interminable. Ensuite, Guerre et Paix repose sur des monologues en voix hors-champs soit par les personnages soit par le narrateur omniscient. Ce type d’introspection apporte de la grandiloquence au propos avec le balancement de la prose de Tolstoï. Si ces péroraisons traînent en longueur, elles permettent, parfois, des instants de grâce comme la contemplation du ciel par André.
Avec un force étonnante, j’ai été envahi d’un sentiment soudain : les voilà, les Lyssye Gory, le voilà qui part, le vieux prince malade, et tout est venu se fondre en quelque chose qui ne faisait plus qu’un tout unique, ce qui se passait il y a plus de cent ans et ce qui ce passe maintenant, […] ce qui est décrit dans le roman avec une force et une justesse telles qu’il semble qu’il s’agisse du destin et non pas du vieux prince Bolkonski, […] ce qu’il est désormais impossible de séparer de la vie et qui est devenu la réalité supérieure de la guerre d’il y a cent ans, la seule réalité qui soit parvenue jusqu’à nous, l’unique vérité sur une souffrance qui s’en était allée et qui revient à nouveau nous envahir…
Vassili Grossman (Vie et Destin) correspondant de guerre pour la Krasnaïa Zvezda en 1941 lors de la retraite devant Moscou à Iasnaïa Poliana, propriété de Léon Tolstoï – Carnets de guerre (2007) © Calman-Lévy
Enfin, l’introduction même du film est assez singulière. Image abstraite se muant en végétaux. Synthétiseur oscillant mimant une interférence.
Le piège de la « russité »
Guerre et Paix repose sur l’opposition entre le peuple russe face à Napoléon, véritable incarnation du mal. Autrement dit, que ce soit en livre ou en film, la grande ligne de l’œuvre est extrêmement manichéenne. Dès l’introduction, le narrateur l’évoque. « Je pense que si les hommes mauvais s’unissent entre eux […] , il faut que les gens honnêtes fassent de même. Quoi de plus simple ? ». Cette polarisation coïncide avec celle du monde dans les années 1960. Voilà comment concilier la glorification de l’ancien et du nouveau régime : par essentialisation de l’« âme russe ».
Comme le rappelle Charlotte Krauss, chercheuse en littérature comparée à l’université de Poitiers ; « L’idée de l’âme russe se fonde ainsi sur une lignée plus littéraire et fictionnelle que scientifiquement vérifiable. Âme, race, culture ou religion, tout est mis sur le même plan pour prolonger un ensemble d’idées reçues hérité de longue date. ». Si le propos de la citation porte sur la fabrication de l’« âme russe » dans l’imaginaire français, cette définition se transpose à merveille pour la littérature russe du XIXème siècle.
Folklore et cliché ne sont que représentation et vue de l’esprit. Krauss prend l’exemple d’une nouvelle de Paul Morand, Flèche d’Orient (1932). Dimitri Koutoucheff est un homme originaire de l’aristocratie russe, mais sans plus d’attache à son pays d’origine. Lorsqu’il quitte Paris pour Bucarest, il finit par être mu par un sentiment de communion avec les Slaves. Dans Guerre et Paix, une telle mystique est décrite. Lorsque Natascha danse dans une isba sur l’air de la guitare de son oncle, le narrateur exprime l’extraordinaire que de tels mouvements sont éminemment russes malgré une gouvernante française.
Il est souvent rapporté que Guerre et Paix de Bondartchouk est la version la plus fidèle à Tolstoï. Outre sa longueur et sa promesse d’exactitude, certains passages sont en français comme dans le livre (Il existe des versions sans passages en français). Pour conclure, Bondartchouk pose un problème idéologique sur l’adaptation cinématographique. C’est d’autant plus flagrant que les principales forces et faiblesses du film s’explique par son parti-pris. Malgré ses inégalités, Guerre et Paix séduit par sa débauche et sa volonté dans sa forme.