Anansi, d’Aude N’Guessan Forget, est un hommage à celles, négligées par le corps médical, qui se battent pour obtenir des réponses à leurs douleurs. Cette quête de la vérité, présentée au Festival Jean Carmet 2023, vaut à Chanel Victor le prix du jury du Meilleur jeune espoir féminin. Rencontre.
Eden, coiffeuse afro, essaye de surmonter ses maux de ventre récurrents en prenant sur elle. Pas entendue par le corps médical, elle tente de se soigner seule. Lorsque ses douleurs la rattrapent, son quotidien devient invivable.
Chanel Victor, te voilà au Festival du film Jean Carmet, pour présenter Anansi. Comment te portes-tu ?
C’est ma toute première fois au Festival Jean-Carmet. Je vais être très franche : je n’y connais pas encore grand-chose, mais c’est finalement très bien ainsi. Sans attente, sans a priori, j’arrive et je découvre. C’est génial, je rencontre plein de personnes, j’adore ! J’avais fait Clermont-Ferrand auparavant, que je ne connaissais pas non plus avant de m’y rendre. Ça me libère de toute forme de pression finalement, et me permet d’être ouverte à tout !
Peux-tu nous parler d’Eden, le personnage que tu incarnes ?
Eden est une jeune femme qui travaille dans un salon de coiffure. Souffrant de maux de ventre, elle se bat depuis longtemps contre le corps médical et les diagnostics erronés dont elle fait les frais. L’histoire de ce film, c’est en quelque sorte sa quête vers la vérité, qu’on arrête de lui dire que la douleur n’est que dans sa tête. Alors, elle met un mot sur sa douleur et l’appelle Anansi, comme le conte que l’on raconte aux enfants.
Ce conte, éponyme au titre du film, quelles sont ses origines ?
Anansi est l’un des personnages les plus importants du folklore d’Afrique de l’Ouest et des Caraïbes. Dans ce court-métrage, son origine est tirée du peuple Baoulé de Côte d’Ivoire. C’est une araignée réputée pour son ingéniosité et sa malice. Tisseuse de la réalité, elle est souvent considérée comme la maîtresse du destin.
La réalisatrice Aude N’Guessan Forest a voulu mettre un mot sur cette douleur ressentie par Eden. Alors, elle a convié une partie de sa culture Baoulé, en intégrant ce mythe au film. C’est brillant, ce lien qu’elle a opéré entre l’ignorance de cette douleur, et la volonté de lui attribuer une origine ! Finalement, Eden prend le mythe, pour le poser sur sa douleur.
Comment es-tu arrivée sur ce projet ?
À l’origine, je passais le casting pour le rôle de la meilleure amie du personnage principal. Mais Aude – la réalisatrice – m’a dit qu’à la seconde où elle m’a vue entrer dans la pièce, elle s’est demandée « Oh pourquoi pas elle, tiens ? ».
Je passais donc les scènes pour le rôle de la meilleure amie, et puis on m’a rappelée plusieurs fois. J’ai commencé à comprendre que je pouvais correspondre à un rôle, ou qu’on m’aimait bien (rires). Mais en réalité, peu importe l’histoire, Aude a vu quelque chose en moi, à un moment où je pensais que le cinéma, c’était fini. J’allais mal et de savoir qu’elle a su voir quelque chose en moi à cette période… Rien que pour ça, j’aurais pu la suivre sur n’importe quel projet !
L’histoire illustre un réel constat sociétal : la négligence des symptômes ressentis par les femmes, et d’autant plus par les femmes noires, comme le soulève l’un des personnages du film.
C’est un sentiment malheureusement universel. Mais l’histoire, c’est vraiment celle de ma réalisatrice qui l’a vécue par deux fois. Par sa maman premièrement et par sa propre endométriose, diagnostiquée si tardivement. C’est ce qu’on pourrait qualifier de « syndrome méditerranéen », selon lequel les femmes noires sont véritablement rejetées par le corps médical. Et dans son cas, elle a connu cette situation à travers sa maman et par elle-même !
Double horreur… Ta façon d’incarner Anansi, la douleur, est particulièrement fine : on la ressent surtout dans les moments d’absence de ton personnage. C’est très subtil. Est-ce la direction d’Aude N’Guessan Forest qui t’a menée sur ce jeu ?
Aude tenait à ce que la douleur soit contenue. Pour refléter cette tendance que les femmes ont, de prendre sur elles, de cacher leurs douleurs. Pour éviter que l’on pense qu’elles exagèrent par exemple. Aude voulait vraiment que la douleur soit précise : qu’elle soit terrible, mais très intérieure.
La narration prend principalement place dans un salon de coiffure, à l’ambiance si chaleureuse et bienveillante. Est-ce que ce lieu contribue à développer le personnage ?
Bien sûr ! Le but était aussi de dépeindre un personnage très en phase avec ses origines, sa culture, au-delà d’Anansi. Le salon représente pour les femmes noires une sorte de thérapie. C’est souvent tabou d’aller consulter pour parler de sa souffrance par exemple. Alors que le salon de coiffure, c’est un lieu où on parle librement de tout. Les gens sont amusés par ces scènes quotidiennes dans le salon de coiffure. Pour les femmes qui s’y rendent, c’est un point de rendez-vous où l’on parle, où l’on reste pendant des heures. Donc effectivement, le cadre contribue pleinement à l’immersion à la fois en tant qu’acteur et en tant que spectateur selon moi.
Et toi, comment es-tu passée de spectatrice à actrice ?
J’ai toujours voulu faire ça. Peut-être pas pour les bonnes raisons au début d’ailleurs. Mais ça ne fait rien, car j’ai mûri depuis ! Lorsque j’observais les actrices, je les voyais dotées d’une liberté qui me paraissait inédite. Je me demandais comment elles étaient capables de faire passer autant d’émotions. Je les voyais sur les tapis rouges, j’étais subjuguée. À l’époque, elles représentaient pour moi une forme de confiance en soi impensable. Ce n’est pas banal quand je dis ça. Plutôt comme une libération intérieure pour arriver à une sorte de sublimation de sa propre personne. J’ai pensé « c’est ça qu’il me faut » : pouvoir dire ce que je pense, me mouvoir comme je le sens, être libre.
En premier lieu, j’ai commencé par une année aux Cours Florent, et puis j’ai continué à l’association 1000 visages d’Houda Benyamina. Ça a été un tremplin, j’ai beaucoup appris là-bas !
Si tu devais évoquer le souvenir d’une personne qui a initié quelque chose en toi, d’un point de vue cinéma, qui serait-ce ?
Comme ça, j’évoquerais deux personnes : mon agent actuel, que j’aime beaucoup parce qu’il me pousse artistiquement parlant. Et puis je pense inévitablement à mon professeur pendant l’année du Cours Florent. J’ai eu beaucoup de chance de tomber sur Marc Voisin. Il a su nous diriger et nous recadrer à une période où on se laissait un peu aller, sans véritablement s’approcher de notre but, en tant qu’étudiants.
On faisait beaucoup la fête, on ne prenait pas les choses assez au sérieux. Alors, il nous a remis à notre place. Il nous a fait comprendre que le métier ne se résumait pas aux heures de cours que nous avions. Que les gens ne viendraient pas nous chercher, que personne n’a besoin de nous dans le milieu. Que si on ne se bouge pas nous-même, on n’ira nulle part. Ce qu’il nous a dit ce jour-là, n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Je suis bien reconnaissante pour ce remontage de bretelles ! Finalement, me voilà en festival, à défendre un film dont je suis fière (rires).