LITTÉRATURE

« Dès que sa bouche fut pleine » – La grande bouffe

Juliette Oury - Pascal Ito © Flammarion
Pascal Ito © Flammarion

Dans ce premier roman, Juliette Oury imagine un monde où le sexe est la plus banale des interactions et la nourriture un tabou honteux. Une fiction qui dépasse les écueils du roman à pitch, et chemine habilement entre humour et malaise.

Laëtitia, employée en marketing dans une entreprise qui vend des meubles, est en couple depuis quelques années avec Bertrand, jeune cadre plus ou moins dynamique mais hautement conformiste. Un jour, elle est frappée par l’inavouable réminiscence du goût de mûres qu’elle avait dévorées enfant en cachette. Un souvenir qui déclenche en elle des envies troublantes. Parce que dans Dès que sa bouche fut pleine, on invite ses amis à venir baiser et on fait ses courses au Pornoprix. En revanche, les vidéos pornographiques se trouvent sur Foodhub, et les travailleuses du sexe sont des cuisinières.

En cette rentrée littéraire, Juliette Oury met en scène un concept aussi séduisant qu’écrasant, dont on pourrait craindre en première instance qu’il échoue à porter un roman au-delà de quelques pages. Aussi, quelquefois, la prose de l’autrice se trouve empesée par la nécessité d’expliquer le fonctionnement de cette société inversée, et certains clins d’œil ou jeux de mots en deviennent poussifs – la première infidélité culinaire de l’héroïne sera la dégustation d’une pomme.

Heureusement, la narration prends le parti de se coller d’un peu plus près à son personnage et ses sensations, et fait affleurer tout ce que cette inversion a de lumineux. L’autrice produit alors un texte d’une grande finesse, tout en parvenant à développer une réelle et sincère érotique de la nourriture.

Épopée culinaire

Invitée de la matinale de France Inter, Juliette Oury se défend d’avoir voulu faire une dystopie. Il est certain que lire son roman ainsi serait passer à côté de ce qui fait son cœur. Il ne s’agit pas ici d’imaginer un futur possible en exagérant un trait de la société. L’intérêt de la romancière est ailleurs : dresser un portrait réaliste de nos rapports contemporains au sexe et au désir.

L’inversion permet de sortir la sexualité de son aura encore sulfureuse et (im)morale pour la mettre à froid, et ainsi l’observer plus sereinement. C’est pourquoi les pages qui décrivent le fonctionnement de cette société miroir peuvent faire sourire, mais ne sont pas ce qu’Oury livre de plus intéressant. C’est quand elle commence à suivre l’épopée culinaire – donc sexuelle – de son héroïne que cette inversion devient passionnante. Comment se négocie, pour une jeune femme dans une relation exclusive avec un homme, l’enjeu de l’appétit sexuel ? 

Les bascules, dans le couple, de la tendresse à la suspicion, de l’empathie au contrôle, parfois jusqu’à l’agression, apparaissent en pleine lumière. La prose elle-même, alors, oscille entre la farce légère et le thriller conjugal glaçant. Ces ruptures de ton épousent le réel et les sensations de Laëtitia, la brutalité surgissant subitement dans son exploration du plaisir. La puissance féministe de ce roman réside dans cette proximité avec le corps et les sensations de l’héroïne. Juliette Oury donne à ressentir la réalité matérielle d’une femme qui subit et a intériorisé le shaming patriarcal. Apparaissent les grandes tensions et crispations qui entourent toujours la question sexuelle, en particulier du côté des hommes.

De soi à soi

Les nombreuses scènes de « bouffe » amènent un regard différent sur la sexualité. Même lorsque Laëtitia veut manger avec quelqu’un, c’est avant tout cuisiner et manger qu’elle désire, la pratique de l’aliment. Ce schéma de désir vient glisser un intermédiaire entre les individus désirants. Dans la métaphore au cœur du texte, ce n’est plus deux personnes (ou plus) qui couchent ensemble, mais plutôt qui ensemble conçoivent et consomment un tiers-objet qui s’appellerait le sexe.

La jalousie de Bertrand, le compagnon de Laëtitia, paraît saugrenue, puisqu’elle se fixe sur l’idée qu’elle puisse manger avec quelqu’un d’autre. Oury invite à avoir la même suspicion vis-à-vis de la jalousie sexuelle ; si ce tiers-objet se glisse entre les individus, alors le rapport sexuel est avant tout un rapport entre le sexe et soi, donc un rapport solitaire. De la même manière que lors d’un déjeuner entre ami, aussi complices soit-on, chacun mange son plat dans son assiette. 

Dès que sa bouche fut pleine, Juliette Oury, Flammarion, 19€.

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