Qu’est-ce qu’une première fois quand on a vingt-cinq ans ? Dans son roman, Constance Rutherford suit l’aventure de cette jeune fille vierge qui cherche à assouvir son désir. Un portrait haut en couleur d’une génération née à la toute fin du 20ème siècle.
Maxine, vingt-cinq ans, n’a jamais eu de rapports sexuels avec quiconque. Après une enfance à Clermont-Ferrand, elle a suivi des études d’info-com. Maintenant à Paris, elle est pionne dans un collège et fait une colocation à Jourdain avec sa grande sœur, Adair, comédienne, chez sa mémé, Simone, qui dit sans cesse je t’aime avec ses bons petits plats. Une vie banale. Une vie banale et sous contrôle. À moins que son désir ne soit pas encore tout à fait muselé.
Constance Rutherford a suivi, après une formation en art dramatique et en journalisme, le prestigieux Master de Création Littéraire de l’Université Paris 8. C’est dans ce cadre que naît ce premier roman initialement titré Maxine Piscine. L’autrice propose d’inventer la suite littéraire du court-métrage réalisé par sa sœur Camille Rutherford « Heureusement qu’il y a l’appartement de mémé » dans lequel elle tient un des deux rôles principaux.
Son écriture est influencée par la pensée du poète américain Kenneth Goldsmith. Ce dernier propose de repenser l’écriture à l’aune de l’ère numérique et de l’art contemporain. Constance Rutherford fait ainsi sien le concept d’« écriture sans écriture » qui considère le rôle de celui ou celle qui écrit comme un « récupérateur de langage ». Écrire c’est moins exercer une puissance créative qu’une combinatoire qui puise dans le déjà existant, pour plagier, déplacer, reformuler. Ainsi, Vierge jaillit d’une prolifération textuelle à partir d’une double source dont elle s’inspire : le film de sa sœur et l’épisode « Perdre sa virginité » de l’émission documentaire radiophonique Les Pieds sur Terre de France Culture.

Recherche du désir
Si une série d’ouvrages proposent dernièrement de prendre à bras-le-corps une pensée de l’abstinence, comme c’est le cas avec La Chair est triste hélas d’Ovidie, Les corps abstinents d’Emmanuelle Richard ou encore L’Envie de Sophie Fontanel, Vierge adopte une approche différente et singulière de ce thème. La narratrice n’a pas décidé de sa chasteté. Elle constate, au contraire, qu’elle subit cette situation qui lui devient de plus en plus intenable.
Entre le film 40 ans, toujours puceau de Judd Apatow et l’abstinence des grandes mystiques, Maxine a d’ailleurs du mal à se situer sur le spectre de la virginité. Elle finit par s’attribuer un qualificatif. Elle sera une « vierge sans corps » – en manque de sexualité, elle a aussi un corps qui lui fait défaut. Ce corps se réanime pourtant peu à peu alors qu’elle intègre un stage de théâtre dans une école privée et qu’on lui attribue le rôle d’une prostituée dans une pièce de Joël Pommerat. Marre d’être silencié, son corps se met à pousser des cris, d’abord inarticulés, puis son sexe réussit à formuler un discours cohérent.
Ma vulve me parle, comme le chandelier dans La Belle et la Bête, les animaux du Docteur Dolittle ou les jouets d’Andy dans Toy Story. J’ai l’impression d’être au cœur d’un générateur de contes Pixar qui aurait dérapé.
Constance Rutherford, Vierge
Constance Rutherford convoque un certain nombre de symboles vulvaires (fentes, ouvertures) dans son écriture et va même jusqu’à user de la figure de style de la prosopopée pour donner la parole au sexe de Maxine. Et si notre sexe nous parlait, aurions-nous un accès plus direct à notre désir ? La vulve, dans son discours, déclenche un compte à rebours qui laisse neuf jours à Maxine pour enfin réussir à baiser. Après ce terme, elle mourra. Les vidéos YouPorn, les rendez-vous Tinder, la caresse de l’eau de la piscine municipale. Toutes les pistes sont explorées pour tenter de faire taire ces vagissements. Résignée devant tous ces coups dans l’eau successifs, elle tente une dernière expérience : se rendre aux Pays-Bas pour confier son dépucelage à Aquarion, une école du sexe, qui prétend pouvoir apprendre à faire l’amour.
Malaise dans le social
Le roman, écrit à la première personne du singulier, nous fait voyager dans les méandres de l’esprit de la narratrice. Il nous dévoile les péripéties de Maxine par le prisme du récit rapporté de son monologue intérieur. Elle oscille entre autoflagellation et analyse obsessionnelle de son environnement. Avec des notes d’humour et de cynisme, Constance Rutherford livre une description méthodique et détaillée de quelques clichés de notre époque (les étudiants des écoles d’art, les professeurs de l’éducation nationale). Dotée d’un œil vif et d’une langue franche faite pour la caricature, elle perçoit avec acuité la façon dont les choses et les êtres s’organisent. Elle ausculte notamment l’homogamie qui renforce la fracture sociale en rassemblant ensemble ceux qui se ressemblent.
Constance Rutherford dégoupille nos habitus sociaux, nos signes de reconnaissance, nos modes vestimentaires, nos tics langagiers qui trahissent l’appartenance. Cruauté de l’apparence, elle met le réel en équations drolatiques qui redonnent un peu de légèreté et de dérision à cette mécanique huilée.
On perd sa virginité, on tombe en amour. Le langage nous condamne-t-il à un avenir tragique ? Allant de questions existentielles en beuveries fêtardes, Maxine oscille entre quête du sexe et travail au collège. Finalement, le désir, pulsation rythmique, semble réinjecter de la vie dans son corps balloté. Vierge est un livre qui suspend des fanions d’une page à l’autre, essaie une pensée de la brèche à la recherche d’un endroit qui ménagerait l’imprévu et l’à-côté.
Vierge de Constance Rutherford, Editions Harper Collins, 19,90euros.