Vrai faux road-trip, Nevada raconte moins l’épopée de Maria que les pérégrinations d’une jeune adulte trans dans l’Amérique des années 2010.
Lorsque l’on s’imagine une femme trans, on pense souvent à une drag queen ou à une toxicomane retrouvée découpée en morceaux au fin fond d’une forêt lugubre. Ce n’est pas nous qui avons décidé, c’est le cinéma. Et les livres. Et tous les objets culturels qui ont parlé des personnes trans sans rien y connaître. Pourtant, dans la vraie vie, Maria est bien moins romanesque. Un peu punk tout de même, elle n’oublie jamais de se promener avec plusieurs couches de vêtements dont sa veste avec plein de mots un peu rebelles cousus dans le dos. Selon ses propres dires, ça lui donne des airs de lesbienne. Rien de plus.
La vie de Maria est tout aussi banale que n’importe quelle autre. À quelques soucis quotidiens près : les piqûres d’œstrogènes qu’il faut se faire tous les quinze jours, sa barbe qu’il faut raser chaque matin sinon ça repousse et son « matos » qu’elle camoufle sous ses vêtements en attendant de réunir assez d’argent pour l’opération. Sinon, Maria est une meuf plutôt normale. Comme toutes les meufs normales de New York, elle se nourrit principalement de bagels et de brunchs hors de prix, contribue à gentrifier l’un des derniers quartiers populaires de la ville et déteste son travail de vendeuse dans une librairie. Plus banal encore : Maria n’aime plus vraiment Steph, avec qui elle est en couple depuis plusieurs années. Elle aimerait bien être vraiment alignée. Changer d’air. Comme tout le monde, en fait.
Pionnier de la littérature trans
Si le nom d’Imogen Binnie ne nous dit pas grand chose en France, l’autrice est rapidement devenue célèbre après la sortie de Nevada aux États-Unis, il y a dix ans. Ce roman drôle, ironique, et surtout écrit par et pour les personnes trans est rapidement considéré comme un pionnier de la littérature transgenre américaine. Presque le premier roman trans en Amérique. Pas qu’il n’en ait pas existé auparavant, mais comme l’a si bien dit la critique littéraire trans Stéphanie Burt, Nevada est le « premier roman réaliste, en langue anglaise, au sujet des femmes trans à être édité aux États-Unis et qui, en plus d’avoir été écrit par l’une d’entre [elles], a été écrit pour [elles] ». Car comme son personnage, Imogen Binnie est une femme transgenre du New Jersey débarquée à New York, qui a été libraire au Strand, un magasin de livres anciens et d’occasion.
« Elle s’aperçoit qu’elle hait probablement un peu tout. Elle se lance dans un débat avec elle-même. Elle établit une liste de trucs qu’elle ne déteste pas : les femmes trans qui viennent de découvrir qu’elles doivent faire leur transition mais ne savent pas comment s’y prendre, du coup elles sont hyper angoissées et aussi un peu soulagées. »
Nevada, Imogen Binnie
L’autrice revendique haut et fort d’avoir souhaité rompre avec les habituelles autobiographies de personnes trans, surtout destinées à rassurer les cisgenres. Imogen Binnie, elle, s’en fout de rassurer qui que ce soit. Le roman ne s’épargne aucune des crises existentielles de sa géniale héroïne Maria, dont la vie, il faut le dire, est organisée autour de sa transidentité. Pas que Maria soit obsédée par le fait d’être trans – en réalité, elle le vit très bien et n’est pas plus névrosée que n’importe qui. Seulement, être une femme trans, c’est être en permanence rattrapée par les contraintes de son corps. Les poils qu’il faut raser, les piqûres qu’il faut se faire, les vêtements à ajuster. C’est aussi avoir appris à se couper des ses émotions, après une jeunesse passée à être totalement coupée de son corps. C’est cette absence d’émotions là, tout de suite, sur le moment, qui fait que Maria a du mal à communiquer avec sa copine (ex-copine dès le début du livre) Steph, qu’elle a du mal à parler de ce qu’elle ressent, qu’elle a du mal à jouir lorsqu’elles baisent, qu’elle a du mal à tout. Ce serait peut-être plus simple si elle avait de l’argent pour faire son opération et se débarrasser une bonne fois pour toute de son matos, peut-être pas.
Nevada en Amérique
Si Nevada vise volontairement une communauté – celle des personnes transgenres – l’ouvrage a paradoxalement quelque chose de très universel. L’humour de son autrice, très consciente de sa place dans l’espace public, culturel, et physique de la ville, charge les plus simples descriptions d’une ironie mordante. Maria porte un regard acéré sur le monde, pas cruel pour un sous. Simplement qu’en tant que minorité, elle sait observer les autres minorités, les espaces de pouvoir, la ville qui se transforme et qui s’embourgeoise. Plus prosaïquement, c’est une trentenaire des années 2010 qui s’embourgeoise à grands coups de brunchs et d’avocado toasts.
« En vrai, dit Maria, pense à des trucs précis. T’as envie d’être dans un groupe de musique ? Tu veux faire des études ? Écrire un roman, squatter un arbre pour empêcher qu’on l’abatte ? Tu veux avoir plein de relations sexuelles chelou, tu veux pas de sexe, tu veux des tonnes de nourriture vegan chelou, une coupe de veuch qui ressemble à un message codé qui t’identifie comme un membre d’un culte alternatif ? Sois précis, James H., parce que là c’est le moment dans ta vie où tu peux faire n’importe quoi. Et quoi que tu choisisses ce sera dément. »
Nevada, Imogen Binnie
Le roman doit aussi son statut de livre culte à cette grande tradition du road-trip dans lequel il s’inscrit. Si en réalité Nevada ne voyage pas tant que ça – ici, les paysages sont intérieurs et l’Amérique n’est pas un personnage à part entière – Imogen Binnie fait grimper son personnage à bord d’une voiture en quête du grand air. C’est kitsch et c’est traité comme kitsch. Comme le pense sa copine Steph, Maria a besoin tous les quatre ans de prendre la fuite en pensant que c’est essentiel, sans se rendre compte que tous les quatre ans elle a besoin de prendre la fuite et qu’il s’agit peut-être là d’un schéma. Maria roule jusque dans le Nevada, quand même, une petite ville pourrie aménagée autour d’un supermarché dans lequel vit James. James qui, comme Maria auparavant, fume des pétards et se sent en permanence à côté de ses pompes sans vraiment savoir pourquoi. La rencontre fait des étincelles, ne se conclut pas. Les deux se reconnaissent, Maria en tous cas s’identifie à ce jeune homme. Peut-être trans qui s’ignore, lui aussi. Peut-être pas. La vie est un long voyage et à trente ans, l’aventure ne fait que commencer.