LITTÉRATURE

« Marzahn, mon amour » – Histoires de soin

Katja Oskamp, Berlin, March 2019 © Paula Winkler

Inspirée de son expérience de pédicure, Katja Oskamp retranscrit dans son roman les vies de celles et ceux dont elle soigne les pieds dans un cabinet situé dans un immeuble de l’Est berlinois. Déclaration d’une écrivaine à son quartier aimé. 

Au mi-temps de sa vie, Katja Oskamp fait de son expérience professionnelle le terreau nécessaire pour élaborer une dizaine de portraits de ses clients et clientes qui résident pour la plupart dans le quartier de Marzahn. Situé dans l’ex-Berlin-Est, ce quartier a été converti par le régime communiste en zone résidentielle et est devenu, à l’époque, «  la plus grande cité de préfabriqués en béton de la RDA  ». 

Née en 1970, Katja Oskamp a suivi des études de théâtre avant de travailler comme dramaturge à Leipzig. L’autrice a ensuite publié des nouvelles et des romans. Son livre, Marzahn, mon amour, a remporté le Prix Dublin Literary Award en 2023. 

Ce roman autobiographique est l’histoire d’une reconversion. Katja Oskamp a quarante-quatre ans, son mari est malade et elle subit de plein fouet le « comble de l’invisibilité s’abattant sur les femmes de plus de quarante ans ». Écrivaine, elle doit trouver un complément de revenus et décide d’entreprendre une formation pour apprendre la profession paramédicale de pédicure. Ceci n’est pas sans éveiller de méprisantes réflexions mais elle n’y prête guère attention. Diplômée, elle exerce ensuite dans un centre de beauté au pied d’un bâtiment du quartier de Marzahn. Elle évoque la vieillesse, l’isolement, le rapport au corps, la douceur de l’écoute.

Écoute et délicatesse

Elle fait asseoir ses clients sur le fauteuil central, leur ôte chaussures et chaussettes. Elle ausculte – ongles incarnés, peaux mortes, cors – puis elle râpe, polie, coupe, cisaille pour que les callosités se détendent et laissent reparaître l’élasticité des pieds. 

La plupart de mes clients sont des habitués. […] Au fil du temps, j’ai appris à les connaître, leurs particularités et leurs marottes, leurs histoires de vie, leurs destins. Je les aime, sais comment les prendre et me réjouis à chaque fois de les revoir en pleine forme au bout de quelques semaines. Grâce à mes soins réguliers, les pieds des habitués sont bien entretenus. 

Katja Oskamp, Marzahn, mon amour

Guidée par la «  secrète ambition de voir chaque client reparti plus enjoué qu’il l’était en arrivant  », elle soigne les âmes par les pieds. Non sans une once d’ironie, elle évoque la figure biblique de la prostituée Marie-Madeleine qui lave de ses larmes les pieds de Jésus. Cependant, cela n’enlève rien à l’admiration qu’elle nourrit à l’égard de celles, pédicures, masseuses, prothésistes ongulaires, qui sont de véritables «  héroïnes du quotidien  ». Elles redonnent aux corps un peu de cette confiance érodée. Cette observation de la capacité de soin fait écho à la brillante étude de l’historien  Ivan Jablonka sur le travail des esthéticiennes, Le corps des autres.  

Reconstituer l’Histoire

Si elle soulage les maux physiques, Katja Oskamp écoute aussi les bribes d’existences qui résonnent dans son cabinet. Elle est l’oreille qui recueille puis retranscrit les portraits de ces vies ordinaires mais singulières faites de détails physiques, d’épisodes biographiques, d’habitudes quotidiennes. Elle prête attention aux tics de langage, aux types de chaussures, à la manière dont les pieds s’abîment. Ainsi, au travers de ces récits, se dessine la vie d’un quartier fait de passants et de liens de voisinage.

Je compose un hymne à Marzahn et ses habitants, à ces gens qui y ont déménagé il y a quarante ans et qui terminent courageusement leur vie avec un déambulateur, un appareil à oxygène et le minimum retraite, qui ne parlent à personne parfois pendant des jours entiers, qui nous vident leur cœur assoiffé lorsqu’ils viennent nous voir à l’institut, qui s’abreuvent avec reconnaissance à chaque geste de tendresse et qui sont heureux dans ce lieu où ils ne sont pas considérés comme des débiles de la nation.

Katja Oskamp, Marzahn, mon amour

L’autrice donne un aperçu vivant du Berlin d’aujourd’hui depuis le regard de celles et ceux qui y vivent. Beaucoup sont âgés, se déplacent en béquilles ou en fauteuils roulants et ont grandi dans une Allemagne scindée en deux. Pour eux, la chute du mur puis la réunification, ont modifié profondément le cours de leur vie, affective et professionnelle. 

Les récits précis de Katja Oskamp disent la façon dont le territoire, encore, est hanté par le passé de l’ancienne dictature communiste et comment la grande Histoire est inscrite dans les petites, celles des corps et des vies. Avec des phrases ciselées et une langue liquide, l’autrice donne à voir avec minutie cette communauté qu’elle affectionne tant et qu’elle côtoie chaque jour. Au travers des thèmes de la vieillesse, de l’isolement et du rapport au corps, la lecture de ce livre rend palpable l’importance du soin et la puissance d’excavation de l’écoute.

Marzahn, mon amour de Katja Oskamp, traduction Valentin René-Jean, Editions Zulma, 19,50euros.

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