Mary, c’est Mary Shelley (1797-1851), créatrice de Frankenstein (1818) à laquelle Anne Eekhout redonne vie dans ce roman initiatique qui flirte avec le fantastique. Une réussite entre ombre et lumière.
Il y a un an à peine était publié Euphorie d’Elin Cullhed. L’autrice suédoise y déployait le flux de conscience de Sylvia Plath, ou plutôt ce qu’elle en imaginait. En cette nouvelle rentrée, les éditions Gallimard publient le roman de la néerlandaise Anne Eekhout : dans Mary, c’est aussi la vie d’une autrice réelle qui nourrit la fiction. Eekhout comme Cullhed prête à son personnage/autrice un désir d’écrire muselé par l’impératif d’être mère. Comme Cullhed, Eekhout épouse le genre et le style de prédilection de son héroïne/écrivaine. Un nouveau genre est peut-être né, une filiation involontaire mais certaine se dessine en tout cas entre les deux romans.
Deux épigraphes ouvrent le livre. La première est de Mary Shelley elle-même : « Il est plus important de raconter la meilleure histoire possible que de dire la vérité ». La seconde de Pablo Picasso : « Tout ce que vous pouvez imaginer est réel ». Au seuil du roman, le contrat de lecture est donc clair, stipulant que tout ce qui va suivre est œuvre de fiction. Mais pour façonner sa fiction, Anne Eekhout puise dans la matière réelle de la vie de Mary Shelley. Il faut donc se laisser guider aveuglément par la romancière en oubliant de démêler le vrai du faux. Parce que sous la plume d’Anne Eekhout, ce que Mary Shelley préfère dans sa vie comme dans son œuvre, ce sont les monstres.
Soudain elle se rend compte que ce qu’elle écrit était là depuis longtemps, attendant en trépignant d’impatience et en fissurant le désaveu de sortir de son cocon, et que cette chose est devenue laide, incolore et floue, car elle pensait être immontrable. Cette chose essaie sa voix, écorchée, insistante, elle crie. Mary écrit et la chose acquiert, par secousses, ses couleurs. C’est affreux. Et c’est là.
Anne Eekhout, Mary
La fièvre de l’écriture
Pour caractériser son personnage et en donner l’essence, Anne Eekhout choisit deux lieux et époques phares dans la vie de Mary Shelley : Genève en 1816 et Dundee en 1812. D’abord l’évidence, Cologny à Genève. C’est au cours d’une soirée en présence de Lord Byron, Claire Clairmont (la demi-sœur de Mary), Percy Shelley (son mari) et John Polidory que naitra Frankenstein. Puisque la petite assemblée est réunie à se lire des histoires sombres, pourquoi ne pourrait-elle pas écrire la plus terrifiante des histoires elle-même ? Au départ c’est une bravade, presque un mot pour rire qui sera très sérieusement pris par les deux personnes du cercle qui n’écrivent pas, mais le veulent. Mary écrira la matrice de son Frankenstein qui sera publié deux ans plus tard. John Polidori quant à lui, rédigera la nouvelle « Le Vampire », qui inspirera rien de moins que Dracula (1897) à Bram Stoker.
C’est son monstre, ce monstre. […] Mais à présent, le moment est venu de le libérer. Dans la pénombre de cette cuisine, à la lumière de cette lampe à huile, dans la couleur de son encre. Il la saisit, l’aiguillonne et l’angoisse tout autant. Il est comme la nuit qui, après une longue journée de chaleur, d’espoir et de couleurs vives, finit par tomber. La nuit où tout est possible parce qu’elle appartient aux esprits, aux monstres, à toute la sombre réalité intérieure.
Anne Eekhout, Mary
Dans le roman, l’écriture devient une chose monstrueuse qui s’empare de son sujet et le déforme, l’obsède. L’allégorie convient parfaitement pour une femme du début du XIXème siècle, mère, « femme de » et autrice de récits fantastiques. Mary Shelley est aussi fille de deux écrivains puisque sa mère, Mary Wollstonecraft, était une femme de lettres et féministe engagée tandis que son père, William Godwin, faisait figure de romancier anarchiste. Ainsi, l’écriture constitue pour Shelley un héritage familial aussi important que lourd. Anne Eekhout lui prête en plus une lourde culpabilité suite à la mort de sa mère en couches. Dans le livre, le monstre, c’est Mary elle-même. C’est lorsque cette allégorie se lit au premier degré que le récit devient passionnant. Anne Eekhout prend soin de toujours flouter la frontière entre réalité et imagination dans la plus pure tradition fantastique.
L’amour gothique
Et puis il y a Dundee en Ecosse en 1812. Le père de Mary l’envoie dans la famille de William Baxter. Les raisons historiques de ce séjour ne sont pas claires, mais parmi les hypothèses avancées par les historiens, Eekhout choisit le prétexte de guérir une maladie de peau. C’est la premières fois que la jeune femme de quinze ans est seule loin du cocon familial. Cette première expérience sonne le réveil et le goût pour l’inquiétante étrangeté chez la petite Shelley.
La londonienne découvre en effet les highlands écossais, célèbres pour être une terre de sorcières massacrées pendant des siècles. Mary se rendra notamment sur la tombe de Grissel Jaffray, brûlée sur le bûcher à Dundee en 1669. Mais c’est d’une autre sorcière de laquelle Shelley tombe totalement sous le charme. Au départ enfermée dans sa chambre, Isabella Baxter, fille de son hôte et à peine plus âgée que Mary deviendra rapidement une véritable obsession pour cette dernière. L’amour naissant entre les jeunes filles sera toujours mêlé de fantastique pour que le doute suive son cours. Fantasme ou réalité ? Excès d’imagination des adolescentes ou un monstre rôde t-il vraiment dans le voisinage ?
J’ai imaginé que j’avais avalé le soleil, pas seulement une modeste gorgée, je l’avais englouti en entier, d’un seul trait, et je concevais que c’était vraiment trop.
Anne Eekhout, Mary
Si l’on entrevoit des monstres dans Mary, Anne Eekhout se garde bien de lever le voile sur le mystère. Elle signe ainsi un roman parfaitement fantastique et intrigant. Plusieurs niveaux de lecture se distinguent : d’un point de vue allégorique, le monstre du livre c’est l’écriture, c’est Mary, mais c’est aussi le désir. Un livre riche donc et une nouveauté dans le genre : la biographie fantastique. Puisque toute biographie est vouée à l’erreur, autant remanier monstrueusement la vérité.