Pendant quinze ans, elles s’aiment, se cherchent, s’atteignent, se déchirent. Dans son premier roman, Aurélie Lacroix fait le récit rétrospectif d’un amour absolu. Tissé de références à l’art contemporain, elle rend sensible la porosité entre vie et art.
Célibataire et indépendante, la narratrice se consacre à l’écriture d’un roman dédié à son histoire d’amour. Cette première passion avec celle qu’elle désigne par son initiale (E.) est pareil à un extraordinaire événement météorologique, frénétique et dévastateur. Aurélie Lacroix, dans L’unique objet de mon regard, retrace l’enchaînement des évènements allant et venant d’un souvenir à l’autre à la façon dont on se remémore, à la fin de sa vie, les moments forts de celle-ci :
Il est courant de dire qu’avant de mourir on voit défiler toute sa vie en vitesse accélérée, potentiellement avec des ruptures chronologiques. Tout ça n’est pas très clair. Ce phénomène serait lié au fonctionnement neurologique.
L’unique objet de mon regard, Aurélie Lacroix
Le délice de ce roman est d’être perlé de références littéraires et plastiques. Dans son écriture, l’écrivaine ne sépare jamais les moments de vie des œuvres qu’elle a découvertes et qui ont éclairé ce qu’elle endure. Souvenirs et œuvres d’art acquièrent ainsi une réelle puissance d’évocation. Sophie Calle est un motif récurrent de cette fascination pour l’articulation entre intime et extime. Les mots de Roland Barthes et de Joan Didion prennent chair quand la narratrice traverse le deuil de sa tante tant aimée. Ainsi, la capillarité entre art et existence permet de faire ressentir ce que l’on ne pourrait mieux dire avec les mots.
A l’aube du désir
Elle a dix-neuf ans quand la narratrice croise E. pour la première fois, grâce à Juliette, une amie commune. L’attachement qu’elles nouent est immédiat. Cependant, il mettra un certain temps avant d’apparaître comme de l’amour. Puis, leur histoire s’emballe. Elles se découvrent, mettent en place des rituels, font l’amour dans une salle de cinéma, partent en voyage. Venise, Lisbonne, Rotterdam. Chaque fois, elles se choisissent une rue, une rue à elles, dans chacune des villes visitées. Les œuvres aussi accompagnent l’avancée de leur passion notamment la découverte de l’œuvre immersive MUHKA, Anvers d’Ann Veronica Janssens :
Pour moi MUHKA, Anvers, c’était la perte de l’autre. L’être qu’on ne peut pas atteindre alors qu’il est si proche. Un médiateur nous a fait entrer et a fermé la porte derrière lui. […] Je ne lâchais pas la main de E. tant j’avais peur de la perdre. Dans cette brume blanche, je n’arrivais plus à localiser la porte. […] Je me suis mise face à elle j’ai lâché sa main. Je lui ai demandé de reculer pour qu’elle reste face à moi. Ce à quoi j’ai assisté ce jour-là est unique. Elle a littéralement disparu alors que moins d’un mètre nous séparait. […] Je n’ai eu qu’à tendre mon bras et attraper le sien pour qu’elle réapparaisse. La peur irrationnelle que j’avais ressentie avait plongé mon corps dans une agitation profonde.
L’unique objet de mon regard, Aurélie Lacroix
Cette agitation, Aurélie Lacroix la détaille dans les mouvements incessants de séparations et de retrouvailles qui rythment leur histoire. La violence y est inhérente et prend des allures déchirantes qui ne ménage aucune issue possible. L’amour ne rend pas aveugle mais provoque une pulsion scopique et obsessionnelle. Aimer c’est n’avoir d’yeux que pour un seul être, l’être aimé.
Jusqu’à la folie
Pendant toutes ces années, sans jamais vivre ensemble, elles ficellent un amour déchirant où tous les plans sur la comète sont avortés. Elles font des allers-retours, se retrouvent, se quittent, dans une boucle sans fin. 2005, 2008, 2011. Possession. Trahison. Humiliation. Rupture. Éternel retour dont les ravages finissent par venir à bout de leur équilibre mental.
Aurélie Lacroix met des mots sur ce qu’un cœur brisé peut faire endurer : « Je ne suis pas certaine qu’un cœur en mille morceaux se recolle, il faut juste l’inciter à battre autrement. Dans une petite maison noire, sur l’île de Teshima, on peut entendre les battements de mon cœur au sein de l’œuvre participative de Christian Boltanski, les Archives du cœur, une collecte mondiale de pulsations anonymes ». Elle dit aussi la difficulté qu’il y a à décrocher d’un amour comme d’une addiction, la complexité pour constater son propre état de détresse et la difficulté pour demander de l’aide.
Quelque chose cloche. Elle décompense. « Je fais une dépression. Pourtant je ne faisais rien du tout ». La narratrice, après un passage aux urgences, entre en clinique psychiatrique. On peut alors lire les traits brossés de cette institution, de cette « maison de fous », qui recueille les échoué.es sur la rive. L’autrice retranscrit le compte rendu du médecin, l’angoisse, le goût à rien, les cigarettes, la cohabitation dans la chambre.
Les journées se ressemblaient et elles avaient un cadre bien précis. Le petit déjeuner était servi de sept heures trente à neuf heures. Avant, il fallait attendre son tour pour prendre les médicaments, on patientait sur des chaises devant le bureau des infirmières pour qu’elles nous donnent nos cachets, et ça plusieurs fois par jour selon le traitement que l’on suivait. Il fallait avaler devant elles.
L’unique objet de mon regard, Aurélie Lacroix
C’est dans cet état de souffrance qu’elle se promet, si elle s’en sort vivante, d’écrire cette histoire. Si nous pouvons la lire, c’est peut-être que la douleur a pu trouver une place, suffisamment supportable, qui permette à nouveau de percevoir les lucioles (chères à Pasolini) qui scintillent dans la nuit.
L’unique objet de mon regard d’Aurélie Lacroix, Editions Cambourakis, 18euros.