Les heures heureuses de Pascal Quignard propose une méditation océanique qui prend la mesure du temps en prêtant oreille à la nature, aux rythmes et à la beauté.
« Quelle heure est-il ? » – voilà, la question qui circule entre les différentes saynètes du livre. Demander l’heure c’est demander ce qu’il en est de la naissance, de la dépression, de l’amitié, de l’absence et de la mort. Comme dans les albums de son enfance, Pascal Quignard compose une mosaïque de vignettes qui font s’alterner observations philosophiques, écriture-fiction, épisodes historiques, fragments autobiographiques, récits mythologiques.
Écrivain et musicien, Pascal Quignard écrit surtout à l’aube. Amoureux d’étymologie, son œuvre est hantée par la perte, la conception et l’image. Ce dernier ouvrage est le douzième de sa série, Dernier royaume, qui avance en entremêlant la fiction et la pensée.
Dans sa pensée-rêvée du temps, les saisons se suivent, les temporalités s’entrelacent, l’instant décisif surprend. Les anecdotes rapportées sont puisées de l’antiquité, à la renaissance jusqu’à nos jours. Pourtant, il y a bien un motif qui satellise toutes les figures temporelles, c’est le « jadis ». Ce jadis n’est pas le passé. C’est l’énigme de l’origine. Insaisissable – hors de la mémoire, de la conscience, du langage – cette énigme peut se redresser, rejaillir dans le vif du présent et faire ressurgir quelque chose de ce qui a été perdu. Pour dire cela, Pascal Quignard écrit le bonheur apaisé d’un quotidien choisi, le souvenir d’une amitié silencieuse, l’attention qui se précise en vieillissant, l’attente dans le deuil. Aussi, l’heure est ce lieu qui fait récit et qui ne peut s’appréhender qu’en mimant son aléatoire oscillation.
Le temps renvoie à la tempe, des deux côtés du visage humain, là où la pulsation sanguine, interne, fœtale, anténatale, pré-atmosphérique, signale que le corps est vivant, que la vie qui s’y abrite est impulsive.
Les heures heureuses, Pascal Quignard
Les miniatures du temps
La grande générosité de Quignard réside dans son partage d’images délicates, comme des trésors dégotés au fil de lectures et de recherches. Ainsi, il raconte l’histoire de différents rituels, anecdotes et objets qui font la singularité poétique de notre rapport au temps. Emily Dickinson jamais n’a appris à lire l’heure sur un cadran. Eugène Boudin, peintre, avait pour habitude de noter, sur ses toiles, le jour et l’heure où elles lui paraissaient achevées. Le Livre d’Heures, ouvrage médiéval religieux enluminé, permettait aux fidèles de suivre le calendrier des prières et des fêtes, jour après jour. Enfin, le botaniste Linné a mis au jour l’horloge florale – une représentation du temps rythmée par l’heure des éclosions des différentes fleurs au fil de la journée.
Dans la naissance du jour le nymphéa blanc est le premier à s’ouvrir.
À sept heures, c’est le millepertuis.
À huit heures, c’est le tour du mouron.
À neuf, c’est le souci …
Ce fut ainsi que Carl von Linné commença à concevoir son horloge merveilleuse.
Les heures heureuses, Pascal Quignard
Choisir la solitude
Dans ce livre, Pascal Quignard raconte aussi le choix d’une vie solitaire. Il dit le temps de la contemplation (plutôt que celui de l’érudition). Il peut écouter le piaillement de la nature, différencier les chants des oiseaux, observer le paysage, décrire la cyclicité des saisons, saisir certains détails comme les « bottines rouges des mouettes ». Dans ce lieu choisi, il échappe (un peu) à la surveillance. Il a toute la latitude pour ressentir la succession des heures, surtout lors des moments d’indistinction, comme au crépuscule, entre chien et loup.
Cependant, la solitude n’est pas (seulement) un réconfort. Les solitaires, pour Quignard, font figure de « désobéissants » en cherchant à se défaire de soi. Ascétiques, ils se retirent pour cultiver la rareté et une certaine lenteur, rétifs et rebelles aux injonctions de l’autorité. Il dit d’ailleurs sa fascination pour le mode de vie qui était celui de la « société de solitaires » des jansénistes :
Ils préféraient rester à la frontière des mondes. Ils privilégient la périphérie du bâtiment, s’adossant aux granges, fuyant la horde, d’un côté s’échappant de façon résolue de la meute de loups, mais de l’autre se baptisant eux-mêmes non pas ermites, non pas anachorètes, mais solitaires.
Les heures heureuses, Pascal Quignard
Procédant par écholocation, Les heures heureuses propose une manière de lire le monde et de lui prêter attention. Pascal Quignard évoque une histoire qui, par ricochet, en appelle une autre puis une autre, tissant, les unes les autres, avec la matière même des « souvenirs du monde », un habitat de mots qui nous accueille, un temps.
Les heures heureuses de Pascal Quignard, Albin Michel, 19,90euros.