Avec Impossibles adieux, la romancière sud-coréenne Han Kang explore la mémoire traumatique des habitants de l’île de Jeju. Un grand roman, obsédé et obsédant.
Gyeongha, romancière, est prête à rédiger son testament. Elle n’a plus le goût de rien. Un jour d’hiver, un message de son amie Inseon va repousser l’échéance. Inseon s’est coupé deux phalanges et doit rester à l’hôpital de Seoul où elle a été transférée d’urgence. Elle a abandonné derrière elle son perroquet blanc, Ama. Elle charge donc Gyeongha de se rendre chez elle pour le nourrir. Gyeongha prend le premier avion disponible, mais en arrivant à Jeju, une violente tempête de neige paralyse tout. Commence alors une longue lutte pour affronter la tempête concrète et métaphorique des souvenirs qui ravagent l’île.
Dans la moiteur de l’été parait, paradoxalement, le roman le plus plus glaçant de cette rentrée littéraire 2023. Pas seulement parce que l’image de la neige y est omniprésente et entêtante ; mais parce qu’avec une grande précision, la romancière Han Kang fait progressivement pénétrer le lecteur dans son univers. Celui-ci est sombre et doux, comme une tempête de neige. Impossibles adieux manie à la perfection l’art du paradoxe : le songe et la réalité y sont impossibles à démêler, tandis que l’intime rejoint l’Histoire, sans fracas mais avec force.
Tempête de neige
Le livre commence dans la neige. Il s’achèvera dans la neige. Au début du roman, la narratrice fait ce rêve (prémonitoire ?) à plusieurs reprises : elle erre dans un champ planté de milliers d’arbres « sans cimes ni branches », comme « une frise composée de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants maigres qui se tiendraient sous la neige, épaules voûtées ». La fin est une boucle : dans la réalité – ou le rêve on ne sait pas – Gyeongha a suivi son amie de nuit dans un champ immense. Pour y planter des milliers d’arbres, en guise d’hommage. Et entre les deux, la neige, la neige partout, tout le temps, s’accumule.
Comme le lamento de quelqu’un qui aurait l’habitude de terminer ainsi ses conversations, comme une musique qui approche de son terme et du silence, comme l’extrémité des doigts qui se baissent au lieu de se poser sur l’épaule d’une personne, les flocons entrent en contact avec l’asphalte noir et humide, où ils s’évanouissent sans laisser de traces.
Han Kang, Impossibles adieux
« [J]e rends visite à une amie dans sa chambre d’hôpital après avoir échappé un instant à l’enfer de ma propre vie », constate la narratrice Gyeongha au début du roman. L’enfer de la vie c’est ce qui poursuit les personnages d’Impossibles adieux. Au présent, la narratrice souffre de terriblement maux de tête et de ventre. Elle est seule, sans famille, et ne voit que la mort comme échappatoire. Son amie, Inseon à qui elle rend visite à l’hôpital, vit quant à elle un enfer à la Sisyphe. Pour éviter que ses doigts ne nécrosent, une infirmière doit passer toutes les trois minutes trois semaines durant, pour planter une aiguille dans les phalanges recousues et stimuler les nerfs. Dans le passé enfin, l’île de Jeju a été un véritable enfer. Entre novembre 1948 et début 1949, ce sont environs 30 000 civils qui ont été assassinés.
Devoir de mémoire
À son arrivée à Jeju, les éléments se liguent contre la narratrice. À maintes reprises, Gyeongha est prête à abandonner, à retourner sur le continent, mais le souvenir de l’oiseau la force à avancer. Le temps presse pour le sauver. Sur son long et éprouvant trajet, elle croise des habitants mutiques comme des silhouettes fantomatiques dans le blizzard. Poussée par les souvenirs de son amie et de sa précédente visite, la narratrice avance coûte que coûte et se retrouve confrontée au douloureux passé de l’île. Inseon ne l’a pas seulement envoyé sauver son perroquet, elle l’a aussi implicitement missionné pour recueillir le fruit de ses recherches. Dans des passages sublimes oscillant entre songe et réalité, Han Kang développe une longue conversation entre les deux amies.
En 1948 a lieu ce qui sera plus tard appelé le soulèvement de Jeju. Le gouvernement coréen en place réprime toute contestation et pourchasse les « rouges ». Des exécutions de masse sont perpétrées sur l’île et la recherche des corps par les familles sera empêchée jusque dans les années 2000. Han Kang reprend ce contexte de terreur et de silence forcé pour situer son récit : son personnage Inseon, fille de victimes, se débat tant bien que mal pour comprendre la vérité et rendre hommages aux suppliciés.
Le plus incroyable, c’est que le soleil continuait de se lever tous les jours. Quand j’entrais dans la forêt, ou encore dans la rémanence de mon rêve, une belle lumière, belle à en être cruelle, pénétrait à travers les feuillages pour faire naître des dizaines de milliers de petits points lumineux. Des formes rappelant des os voletaient sur ces points de lumière.
Han Kang, Impossibles adieux
Impossibles adieux réussit le difficile exploit d’être aussi sublime que glaçant. Empruntant au documentaire, Han Kang décrit de façon frontale les atrocités, les os retrouvés dans les fosses communes, la douleur des victimes. Puisant dans la philosophie, elle développe de profondes réflexions à propos du devoir de mémoire et du passage de témoin de génération en génération. Créant ainsi un roman puissant comme une avalanche, calme comme une chute de neige et limpide comme un lendemain de tempête.