Après un grand succès au Portugal et au Brésil, le premier roman du géographe Itamar Vieira Junior paraît en France aux éditions Zulma. Un texte inégal mais plein de qualités et très richement documenté.
Dans le Sertao, au nord est du Brésil, une fazenda – une propriété agricole – est exploitée par des « résidents ». Un euphémisme de propriétaire qui désigne en réalité des communautés autorisées à habiter le territoire en échange de leur main d’œuvre pour travailler la terre. Ces communautés sont souvent des Quilombo, c’est-à-dire des afro-brésiliens descendant d’esclaves, comme à Água Negra, où se déroule l’intrigue de Charrue Tordue. Du point de vue de deux sœurs presque jumelles, Bibiana et Belonísia, le roman offre une plongée vive et détaillée dans la vie de la communauté.
Au commencement, les deux fillettes trouvent dans les affaires de leur grand mère un couteau ouvragé en ivoire. Elles se blessent l’une l’autre en le mettant dans leur bouche. Une première bêtise aux airs de crime originel. Elle coûtera sa langue, et la parole, à l’une des deux fillettes. En faisant de cet événement le point de départ – et de fuite – de toute sa fiction, Vieira, lui-même issu d’une communauté quilombo, opère un geste symbolique et esthétique puissant. Il va chercher au plus intime, dans la bouche, un récit qui évoluera en cercles, s’élargissant progressivement autour de cette première béance, pour révéler de plus en plus vastes pans de la vie dans la fazenda.
Coup double
Le roman raconte la jeunesse de Bibiana puis Belonisia, se focalisant d’abord sur le très intime, dans l’enfance, pour élargir son champ à mesure que le regard des jeunes filles mûrit également. C’est, pendant deux tiers, les plus passionnants, la vie ordinaire dans une communauté quilombo, entre travail de la terre, rites religieux et amourettes adolescentes.
Dans le même temps, on se situe du côté de la description limpide et de l’équivoque trouble, ces ambivalences se nourrissant l’une l’autre. Au plus près des corps et de leur matérialité, la prose entrouvre en souterrain des perspectives fantasmagoriques et ambigües au détour de chaque phrase.
Pendant longtemps, par exemple, la narration de Bibiana ne clarifie pas laquelle des sœurs est devenu muette, et laquelle parle à sa place. En faisant baigner cette sororité dans l’indétermination, Vieira laisse ouverte la possibilité que les deux ne soient au fond que la scission d’une seule individualité ; le verbe et le corps séparé, tantôt dans la rivalité ou dans la complicité. Ce genre d’ouvertures, sans jamais être appuyées, se déploient en contre-allées et chemins de traverses du récit, qui en font une lecture passionnante.
Je n’oubliais pas non plus le miroir étincelant du couteau à manche d’ivoire, après tout, j’y avais distingué nos visages un instant, avant que sa lame inflexible fasse tomber une langue et avec elle tous les sons qu’elle pouvait produire.
Charrue tordue, Itamar Vieira Junior
Affleurent ainsi des portraits intenses et vivants, d’abord des sœurs, puis de leur entourage. La prose charrie des sensations précises du corps, qu’il soit au travail, en lutte, ou jouissant. Les plus belles pages, et les plus puissantes politiquement, sont celles qui s’attachent à décrire, par les corps en action, l’ordinaire de la communauté. À ce titre, le passage qui décrit l’entrée en ménage de Belonísia est l’un des plus remarquables ; une description méthodique et implacable de comment se compose sa journée. Le partage patriarcal des tâches se voit incarné dans son expression la plus concrète, son effet sur le corps du personnage féminin. Alors Charrue Tordue documente dans le même temps le mode de vie quilombo, et les nœuds de domination entre exploitation économique et conjugale.
Dérapage trop contrôlé
Alors qu’il élargit son point de vue, le texte monte malheureusement aussi en généralité. Le dernier tiers, narré par une divinité omnisciente, s’éloigne de l’intime des personnages pour décrire de plus vastes mouvement de la communauté, qui commence à s’insurger contre le nouveau propriétaire de la fazenda. Le récit perd alors de sa singularité, et la prose ambivalente du début devient de plus en plus discursive, charriant de grandes idées et s’éloignant de l’incarnation.
Cette terre habite en moi ! Elle se frappa la poitrine avec force : elle a germé en moi et pris racine. Ici, dit-elle en se frappant de nouveau la poitrine, c’est ici que demeure la terre.
Charrue tordue, Itamar Vieira Junior
Charrue tordue se replie alors sur des représentations convenues de la résistance. Les sensations physiques s’amenuisent pour laisser place à d’abondants dialogues. Les personnages, jusqu’alors complexes et pleins de savoureuses aspérités, finissent par se simplifier en figures archétypales de la vertu insurrectionnelle. Un monologue de Salu, la mère des deux sœurs, dans lequel elle défend face à deux évangélistes chrétiens son amour de la terre cristallise ce virage. Tout en revendiquant un ancrage matériel et un refus des arrières-mondes, le texte, trop théorique en devient lourdaud. C’est dommage, puisque l’amour de la terre, Vieira le donne parfaitement à voir et à ressentir quand il le met en action dans la vie de ses personnages, beaucoup plus que quand il le décrète.
Charrue tordue, un roman d’Itamar Vieira Junior, éditions Zulma, 22,90 euros.