Bottleneck, la première longue BD de l’illustrateur et dessinateur italien Marco Quadri, est découpée en bribes d’histoire dans un univers pré-apocalyptique. Un monde désenchanté ou même l’ombre fatale d’un mystère ne suffit pas à faire rupture.
Dans une ville qui semble quasiment dépeuplée, quelques personnages loufoques évoluent paisiblement dans une sorte d’étrange indifférence. Il est question d’un événement imminent qui bouleverserait le monde, mais il n’y a aucun suspens, aucune crainte. Les vies continuent fatalement leur trajectoire comme si de rien n’était, sans même nouer de véritables intrigues au fil des rencontres. Seule persiste la bonhomie des êtres vivants et leur vague curiosité désintéressée. Avec cette première BD, Marco Quadri nous livre sa vision d’une fin de civilisation à la fois pessimiste et sans gravité.
Un monde sans poésie
La BD s’ouvre sur la découverte d’un être humain minuscule vivant dans la forêt. On pourrait s’attendre à ce que cet événement déclenche une série de péripéties fantastiques, mais non ! Tous ceux qui croiseront ce petit être n’auront pas même l’once d’une réaction. Sa présence restera purement anecdotique tout au long de l’histoire. C’est là l’exemple parfait pour décrire l’atmosphère de désenchantement qui règne dans cet univers que rien ne semble pouvoir dévier de sa lente et certaine agonie. Les personnages y sont piégés dans un quotidien répétitif, autant que dans leur machine à habiter. Il y a le yogi survivaliste qui retourne dans son bunker après la chasse, le monsieur tout-le-monde en combinaison de protection qui se plaint de ses voisins en partant faire des courses, le livreur à vélo qui se laisse égarer par son GPS jusque dans des bâtiments désaffectés. Même le groupe de fêtards ne paraît pas vraiment s’amuser en écoutant de l’électro déstructurée.
S’agit-il d’une critique de notre société ? Les allures futuristes et dystopiques de la BD pourraient nous le laisser penser. De même les activités de certains personnages. Comme les deux femmes qui pénètrent par effraction dans un conteneur pour voler les déchets d’un supermarché. Ou encore le coaching yoga en ligne tourné en ridicule par la scène du chasseur écoutant religieusement son programme lui assener des conseils toujours plus caricaturaux les uns que les autres. Ce qui est remis en question c’est d’abord notre rapport à la nature. Sans en faire des tonnes, l’auteur parvient à dépeindre l’aliénation d’une humanité enfermée dans la ville, qui conditionne notre rapport au monde, au vivant, à l’autre. Mais, disons-le clairement : cela ne va pas plus loin, et c’est assez dommage !
Un style graphique impersonnel
Les dessins imprécis et leurs couleurs ternes se marient très bien avec l’inconsistance de la vie de ces personnages un peu blasés. Même si cela à le mérite d’apporter de la cohérence, le risque est de se retrouver avec un lecteur qui s’ennuie autant qu’eux. C’est là toute la difficulté d’un livre qui ne cherche pas à provoquer d’émotion particulière. L’auteur semble éviter de verser dans le réalisme, le tragique, le satirique ou le merveilleux – registres qu’appellent pourtant le contenu de son récit. Ce parti pris n’est pourtant pas si original en bande dessinée (Hound Dog par exemple joue déjà d’une atmosphère pré-apocalyptique et de personnages apathiques, mais laisse poindre une pointe d’ironie salvatrice). Et l’on peut regretter l’absence de prétention à émouvoir ! Refuser de toucher le lecteur (de le bouleverser, de le transporter, de le faire sourire…) c’est peut-être manquer de toucher sa cible ? C’est passer à côté de son histoire, de ce qu’elle aurait pu faire advenir.
Regrettable aussi la tendance au minimalisme qui donne la désagréable impression d’une uniformisation dans la bande dessinée – il suffit de regarder chaque année les sélections de BD du prix France Culture pour s’en convaincre. On peut reconnaître au trait flegmatique un certain charme, autant que l’on peut rapidement s’en lasser. Rien de désagréable donc, dans la lecture de Bottleneck, au contraire : on se laisse porter par la douceur du rythme et des images. Simplement un vague sentiment de déjà-vu et d’incomplétude. Finalement, peut-être qu’il s’agissait surtout de nous faire réfléchir à l’inachèvement ? Et dans ce cas, c’est plutôt réussi.
Bottleneck de Marco Quadri, éditions Les Requins Marteaux, 136p., 25€