LITTÉRATURE

« Pauvre folle » – Disséquer la mémoire

© éditions Seuil

Chloé Delaume poursuit sa création dans le sillage de l’autofiction en auscultant les réflexions d’une femme, la cinquantaine, le temps d’un trajet en train en direction de l’Allemagne. Pauvre folle est l’insulte que reçoit celle qui ose critiquer l’attitude des mecs d’aujourd’hui.

Lancée sur les rails, Clotilde Mélisse décide de fourailler dans son esprit pour examiner ce que ses expériences passées disent de son rapport à l’amour et de sa confusion avec l’emprise. La légende raconte que la ville d’Heidelberg, qu’elle a choisie comme destination, était un des lieux où les jeunes venaient se suicider après avoir lu Les Souffrances du jeune Werther (1774). Ce roman de Goethe dépeint l’histoire de Werther qui, faute de réussir à trouver une issue à son amour impossible pour Charlotte, décide de se donner la mort. Pauvre folle se situe au croisement de l’amour et de la mort.

Autrice féministe, Chloé Delaume comptabilise une trentaine d’ouvrages. Romancière, poète, parolière, ses textes forment une œuvre autofictionnelle où se rejouent les épisodes de sa vie.  Elle y sonde les thèmes de la folie, de la sororité et du désir maladif d’amour. Régulièrement, elle se fait maîtresse de cérémonie lors de veillées parisiennes auxquelles elle convie auteurs et autrices pour des «  tentatives de réenchantement  » du quotidien.

Être de papier

Clotilde Mélisse, double fictif de Chloé Delaume, est habitée par le drame de son enfance. Son père a assassiné sa mère sous ses yeux avant de se suicider. Celle qui a subi un choc traumatique l’affirme haut et fort : les mots l’aident, depuis toujours, à rester en vie. Une de ses chances est d’être tombée très tôt dans la marmite de la poésie. Les mots sont devenus les personnages centraux de sa vie et l’écriture un moyen efficace pour elle de « transformer en livres ses épisodes et cycles existentiels ». 

Célibataire et nullipare, Clothilde Mélisse interroge la sentimentalité hétéro à l’heure de la révolution féministe. Son constat ? Elle reste tenaillée par une dissonance cognitive – elle hait les hommes autant qu’elle les désire. 

Clothilde éprouvait de l’aversion pour les personnes exerçant le pouvoir patriarcal, pas pour tout être humain doté de testicules. En fait, elle était juste antiphallocrate, mais le terme semblait éculé. Ce qu’elle détestait, ce n’était pas le couillidé par essence, c’est ce qui les constituait socialement et culturellement.

Chloé Delaume, Pauvre folle

Ce conflit intérieur violent menace, à chaque incartade, de raviver ses pensées suicidaires. Jusque-là, sa solution a été de choisir l’abstinence et de dédier son temps au travail et à l’amitié. La sororité ? Elle en a fait une compagne de route, une camarade de réflexion et un garde-fou de sa pensée. Cependant, le souvenir intense du lien passionnel noué avec Guillaume, homosexuel, ravive ses interrogations.

Introspection en mouvement

Chloé Delaume n’y va pas de main morte pour exposer les plus crasses de ses pensées et ses habitudes débilitantes bien ancrées. Elle se donne pour consigne de conduire un protocole d’« autopsy » (faire l’examen de sa psyché). Le procédé n’est pas sans rappeler l’expérience psychanalytique vue par Sigmund Freud, qu’il comparait au récit que l’on pourrait faire à un autre passager du paysage que l’on regarde défiler depuis un train en marche. Clotilde, depuis son propre train et avec le temps devant elle, puise dans ses souvenirs enfouis pour tenter d’y débusquer illogismes, phobies, angoisses.

Elle écarte ses cheveux et pioche au fond de son crâne ses souvenirs un à un, les étale sur la tablette du train, devant elle, avec mille précautions, avant de les observer. La forme et la texture de ses souvenirs varient, mais tous sont minuscules. […] Certains sont durs, ronds et compacts  ; d’autres épais et gélatineux. […] Quelques-uns sont en grappe, rattachés par des filaments  ; pas des grains de raisin, des bulles de sang, d’ambre liquide, de fumée bleue

Chloé Delaume, Pauvre folle

La fiction se construit à la manière d’un puzzle. Une à une nous assistons à l’analyse des pièces que sont les souvenirs extraits d’une mémoire abimée par la prise régulière de Valium et de THC. Telle de la viande, Clothilde les débite et les détaille en suivant nerfs blancs, masse flasque, muscle raide. Depuis ses tripes et avec une écriture de la chair, Chloé Delaume raconte la déambulation mentale d’une femme qui n’a d’autre choix que de faire le point sur son passé et ses sentiments.

Sans s’épargner, l’autrice creuse ses contradictions internes et se torture l’esprit en confrontant ses convictions politiques avec ses pulsions désirantes. Sorcière, elle nous happe dans son royaume apocalyptique et fantastique qui mélange correspondance virtuelle, enregistrement d’un album, Villa Médicis et animaux empaillés. 

Pauvre folle de Chloé Delaume, Editions du Seuil, 19,50euros.

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