Seconde metteuse en scène de théâtre à investir la Cour d’honneur, Julie Deliquet ouvre le Festival d’Avignon 2023 avec une adaptation de Welfare de Frederick Wiseman. Une relecture sans vrai point de vue et qui ennuie en dépit de quelques scènes réussies.
S’attaquer à un chef d’œuvre n’a jamais rien de facile. Mais Julie Deliquet l’a déjà fait, plutôt avec réussite. Pour la Comédie française, elle avait relu de manière particulièrement inventive Oncle Vania de Tchekhov (2016) et Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman (2019). La metteuse en scène avait ensuite poursuivi son exploration du monde cinéma avec Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin (2019) et Huit heures ne font pas un jour de Rainer Werner Fassbinder (2021).
On était donc curieux et déjà contents de la voir s’attaquer à Welfare de Frederick Wiseman. Sorti en 1975, cette plongée dans un service d’aide sociale new-yorkais est un des films les plus connus du documentariste américain. C’est d’ailleurs lui qui a suggéré à Julie Deliquet de s’en emparer. Grand amateur de théâtre, il avait vu ses différents spectacles et avait toujours pensé que ce documentaire là pourrait être porté à la scène. Tout était donc réuni pour donner naissance à un magnifique bébé.
Dénoncer un système inhumain
Au plateau, une petite dizaine de personnes de tout âge et de toute origine. Des employés des services sociaux et bénéficiaires se retrouvent durant une journée. Les dossiers se succèdent, tous plus complexes et désespérants les uns que les autres – même si l’humour n’est souvent pas très loin. Très vite, on se rend compte que le système n’est probablement pas fait pour résoudre ces situations. Les demandeurs sont assaillis d’injections bureaucratiques, constamment trimballés de services en services, à la merci de procédures kafkaïennes dont la bêtise et la violence n’échappent pas aux travailleurs sociaux eux-mêmes exténués. Comment espérer s’en sortir quand tout le temps que vous devriez consacrer à le faire est accaparé par la recherche des aides censées vous permettre de vous relever ?
Comme la plupart des gens, Julie Deliquet semble affligée par le fonctionnement de cette structure qui responsabilise à outrance des gens avant tout broyés par un système. Des personnes réduites à des numéros et des dossiers toujours incomplets. Une organisation qui pousse à mentir pour espérer glaner de quoi se nourrir les prochains jours. On sent qu’elle voudrait leur redonner toute leur humanité et leur complexité. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait dans un faux entracte d’une vingtaine de minutes, plutôt réussi.
Alors que les travailleurs sociaux quittent la scène, seuls restent les allocataires et le policier chargé d’éviter les débordements. Soudain, le plateau s’anime, on découvre les trajectoires de vie de ces marginaux, leurs passions et leurs rêves. Ils s’expriment tous plus clairement, ils rient et chantent. On aperçoit un bout de la société telle qu’elle pourrait être si le « système » fonctionnait. Tout n’est pas parfait évidemment, chacun vient avec ses convictions mais même cela semble correspondre à une sorte d’idéal de la société américaine.
Malheureusement, au-delà de ce moment, la rencontre espérée entre Deliquet et Wiseman n’a pas lieu. On assiste plutôt à une décalque. La metteuse en scène livre un spectacle finalement très peu éloigné du documentaire d’origine situé en 1973 aux États-Unis et ne parvient pas à donner un point de vue personnel à l’ensemble.
Rencontre manquée
L’absurdité, les limites des systèmes d’aide sociale (aux États-Unis comme ailleurs), on le savait en regardant le documentaire de Wiseman. Alors pourquoi le porter au théâtre, quelle plus-value et quel propos de la part de la metteuse en scène ?
Face au défilé de galères de ces personnages, on peine à comprendre ce qui a tant bouleversé Julie Deliquet au visionnage de ce film en dehors de la misère sociale évidente. Ce qu’elle regrette surement, que ce système réduise chacun à un archétype, elle le fait malgré elle sur le plateau. En dépit du très bon niveau de jeu des comédiens, on ne parvient pas vraiment à se sentir concernés par la trajectoire des personnages qu’ils incarnent. Ils n’auront jamais la viscéralité de ceux du film de Wiseman. C’est un fait du théâtre que la metteuse en scène aurait dû pleinement assumer. C’est ce que propose Milo Rau dans son théâtre documentaire où il questionne en permanence le concept même de représentation. Et c’est ce qui lui permet d’avoir un vrai angle quand il parle de « choses réelles » telles que le génocide rwandais ou de l’affaire Dutroux.
Malheureusement, comme dans LOVE du metteur en scène britannique Alexander Zeldin qui se passait aussi dans un foyer d’aide sociale, Julie Deliquet choisit de s’ancrer dans une réplique totale de la réalité. Mais cela ne que peut que sonner faux et in fine accessoire (et ce d’autant plus que ce n’est pas sa réalité puisqu’elle fait le choix de rester en 1973 aux États-Unis). A l’image de cette scénographie réussie mais finalement cosmétique. Ici, en lieu et place du bureau administratif d’origine, on reproduit de manière ultra réaliste un gymnase transformé en centre d’accueil d’urgence. Évidemment, on pense aux « vaccinodromes » du Covid qui avaient été déployés dans une collection plus qu’hétéroclite de lieux, dont de nombreux gymnases. Le clin d’œil est évident, trop peut être et il ne dit rien de plus. Comme tout le spectacle, cela manque d’un vrai propos.
On sait la sensibilité sociale de Julie Deliquet, par ailleurs directrice du Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis depuis trois ans. On connait sa méthode de travail fondée sur de nombreuses répétitions des mois en amont, des entretiens de terrain…
Mais cette fois, comme ça nous est tous arrivés à l’école, tout ce travail semble avoir été mis au profit d’un vrai hors sujet. L’exercice n’est pas absolument à jeter, il y a quelques très bonnes idées, mais ce n’est pas ce qu’on attendait.
Welfare de Julie Deliquet d’après le film de Frederick Wiseman. Au Festival d’Avignon jusqu’au 14 juillet. Au TGP Saint-Denis du 27 septembre au 15 octobre et en tournée dans toute la France. Spectacle en français. Durée : 2h30. Tarifs : 10-45€. Informations et réservations : ici