Alors que le Le Dialogue, dernier ouvrage de Simon Johannin vient de paraître aux éditions Allia, une adaptation en bande dessinée de son premier roman voit le jour. Une réussite signée Sylvain Bordesoules.
C’est un pari fou que s’est lancé Sylvain Bordesoules en décidant d’adapter pour sa première BD le roman de Simon Johannin. La campagne de L’été des charognes grouille de cadavres et autres funestes joyeusetés qui se décomposent sous la chaleur. Cadavre de chien en ouverture, mort d’une voisine qui charrie « une odeur de mort un peu chaude qui vous rentre tout de suite au fond de la bouche ». Pari risqué donc, mais pari réussi pour celui qui est fraîchement sorti de l’école de BD la CESAN en 2020. Pari évident aussi, puisque beaucoup de choses rapprochent les deux artistes : un même passage bref par le cinéma (Bordesoules en tant que storyboarder et Johannin pour des études très vite abandonnées) mais surtout « un terreau commun » à leur enfance comme le remarque le bédéaste. Ce dont Johannin parle dans L’été des charognes, Bordesoules le connait. Un certain langage, une atmosphère particulière qu’il retranscrit de manière expressive en images.
Une partie de campagne
Comme le titre l’annonce, la Mort se glisse dans chaque geste et surprend à chaque planche. L’incipit surtout frappe par sa violence. Le narrateur et son ami Jonas sont deux gosses à l’orée du collège. Ils tuent le temps à coups de pierre, jouant entre les charognes, les mouches qui s’agglutinent par centaines dans les cuisines et les charniers de brebis. Tout est glauque, brutal et violent. Le milieu social d’abord : pour ces exploitants agricoles et leurs enfants, c’est l’alcool maison ou la drogue qui divertissent. Dans leur vadrouille, les deux enfants croisent des ex-taulards en pagailles, des voyous et des gueux : « Les gueux c’est tous ceux qui sont arrivés dans le coin un peu par hasard, un peu cassés par la route ou par la vie, et souvent avec des chiens ». Des déclassés de la vie qui échouent où ils peuvent comme ils peuvent.
Les rapports humains ensuite sont brutaux et violents. Là-bas tout se règle à coup de claques, de corrections et de noms d’oiseaux. Même par le passé, la vieille Didi s’est fait raser le crâne pour avoir couché avec un boche. Aux portes de la mort, c’est un souvenir qui ressort. Mais cette violence là n’était pas que dans les campagnes. Tout en dessinant ces violences sociales ou humaines sans fards (ici un slip crade, là un regard torve) Sylvain Bordesoules compense cette réalité crue. Ses traits légers, lumineux, permettent aux propos de respirer, accompagnent le texte dans ses envolées lyriques.
Laisser mourir l’enfance
Comme Baudelaire avant eux, Johannin et Bordesoules s’intéressent à la paradoxale poésie de la charogne. Si pour l’auteur du Spleen de Paris (1869) parler d’une charogne était signe d’un tour de force qui sublimait la laideur, il en va de même pour les deux auteurs contemporains. Le bédéaste reprend la beauté du texte original et le réinterprète en dessin. Il insuffle de la couleur à cet été charnière pour les adolescents. Le narrateur et son ami Jonas quittent progressivement l’enfance pour l’adolescence. Cette mue, violente pour tout le monde, l’est particulièrement pour eux. « C’était vraiment un bel été » ne cesse pourtant de répéter le narrateur comme pour nous (ou se) convaincre. Et à la fin on est convaincu, puisqu’il s’agissait pour eux du dernier morceaux d’enfance, aussi lourd soit-il.
Le dessin de Bordesoules réussit à être fugitif, parfois flou et toujours terriblement réaliste. Il peint une époque pas si lointaine et familière faite de chansons des BB Brunes, d’ennui et d’imagination. Avec une précision proche de la sociologie, il donne à voir un milieu par des détails : une bouteille de Paic jaune et bleue, une poubelle verte, un t-shirt Dragonball, une bouteille Régilait etc. Autant de touches qui tout en situant son propos dans une temporalité claire, agissent sur nous comme des boussoles. Cette enfance aurait aussi pu être la nôtre.
S’il y a du Baudelaire dans cette obsession pour la « carcasse superbe », il y surtout du Annie Ernaux, du Didier Eribon ou du Edouard Louis dans ce récit. Le petit cocktail attendu de racisme, d’homophobie et de misogynie est présent, enraciné dans le milieu et digéré par quelqu’un qui n’en fait plus vraiment partie. Mais la violence est toujours compensée par le sublime.
L’été des charognes de Sylvain Bordesoules d’après le roman de Simon Johannin, éditions Gallimard BD, 288 p., 29€