Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Après les tubercules des Glaneurs et la glaneuse le mois dernier, quelques échos du turbulent Nocturama.
Août 2016, les salles de cinémas projettent le dernier opus de Bertrand Bonello. Nocturama commence par l’organisation par un groupe de jeunes de plusieurs attaques à la bombe dans Paris. Au cœur d’une actualité brûlante après les attentats de Paris et de Nice, la sortie est délicate. Comme l’a défendu le cinéaste, le film est « contemporain, mais pas d’actualité », puisqu’il ne prétend pas documenter ces événements réels. Néanmoins, il est indéniable qu’il a su prendre le pouls de son époque avec beaucoup de justesse et de fièvre. Sept ans après, retour sur un des très grands films français du XXIe siècle, sans doute le meilleur de son auteur.
A Paris, un groupe de jeunes de divers ages et milieux sociaux organisent des attentats dans plusieurs lieux ; le ministère de l’intérieur, des voitures dans une rue cossue, une statue de Jeanne d’Arc et une tour de la Défense. Iels se cachent après dans un grand magasin qui pourrait être la Samaritaine. Avec cet argument simple et explosif, Nocturama déploie pendant deux heures une fiction vibrante et désabusée, dont la puissance repose sur une mise en scène discrètement virtuose et une oreille fine prêtée au contemporain.
Je te dirai qui tu es…
Le film commence par nous perdre. Un, deux, trois personnages se croisent, se parlent à peine, prennent le métro. Ils ont l’air de savoir où ils vont et d’avoir un secret. Dans cette première partie du film en silence et déplacements, n’apparaissent à l’image que des jeunes qui vont et viennent dans des métros et couloirs froids. L’indétermination première de ces images laisse affleurer les obsessions du spectateur, et donc de l’époque. Quelque chose se trame.
Le grand geste bonellien est de traiter l’idée de l’attaque et de l’insurrection par le vide, plutôt que par le chaos. Des films catastrophes où l’explosion d’une bombe déclenche des péripéties frénétiques soulignées par une caméra tremblante et des plans courts, il y en a des dizaines. Dans Nocturama, les corps se meuvent souvent en silence, les personnages n’expliquent pas grand chose. Surtout, après les attaques commises, c’est une longue attente dans l’espace abstrait d’un grand magasin qui les occupent, plutôt qu’une course poursuite. C’est dans ce calme et cette inaction que croissent l’angoisse et la tension, qui font du film une oeuvre orageuse.
Le silence éternel de ces espaces définis
Auparavant habitué du 35mm, c’est le premier film que Bonello réalise en numérique. Avec cette image froide et très définie, il fait un portrait impitoyable de la modernité. Dans son CinémaScope, les corps des jeunes sont toujours filmés avec une attention aux environnements dans lesquels ils évoluent. Dans la première partie, rues, couloirs et rames de métro sont autant de corridors labyrinthiques. Les personnages s’y déplacent rapidement, comme si la ville était organisée en système informatique. L’espace est utilisé plus qu’habité, mettant en lumière l’hyper-fonctionnalité des métropoles modernes comme Paris, organisées autour de l’idée de pure circulation.
Le grand magasin est à l’inverse un espace de stagnation. Vide et nocturne, hanté par les silhouettes fantomatiques des mannequins, cet espace d’abord étrange finira par pénétrer inévitablement les personnages. Les marchandises proposées les séduisent, ils s’en saisissent, s’en recouvrent le corps. La possibilité d’une rébellion est vite tuée par l’aura magique des objets. À part une course en kart peu destructrice, et le bris d’un mannequin embrassé, les jeunes ne vont pas détruire le magasin, ni le réinvestir : ils l’occupent avec le conformisme respectueux des consommateurs.
Bonello filme les marchandises, et la mise en scène muséale qu’en propose les achalandages boutiquiers, en rendant compte de ce que ces objets ont d’étrange, de séduisant et parfois d’érotique. Une scène d’amour avec un mannequin en plastique s’avère à la fois burlesque et dérangeante. C’est le spectacle d’injonctions délirantes et contradictoires dont les jeunes corps peinent à se dépêtrer.
Les marchandises hallucinées
Nocturama propose avant l’heure une incarnation de la théorie du Nudge. Une idée qui voudrait qu’une influence douce et confortable serait tout autant voire plus efficace qu’une coercition frontale pour orienter les prises de décision. Par exemple, le fait que Netflix enchaîne automatiquement les épisodes d’une série rend plus enclin son public à passer plus de temps sur la plateforme.
La deuxième partie du film montre un Nudge généralisé. La présence des marchandises, les affects et sensations qu’elles procurent, suffisent à amollir les jeunes qui plus tôt étaient révoltés. Le portrait du magasin devient alors monstrueux. Sorte de géant maléfique à l’influence muette mais dévastatrice. Un plan de la cage d’escalier revient à trois reprises, et se révèle plus bizarre et inquiétant à chaque fois, tant il semble être une plongée dans les entrailles du colosse. Comme l’hôtel Overlook de Shining, le bâtiment semble être animé de sa propre volonté ténébreuse. Il se re-configure sans cesse. Insidieusement, Bonello entraine Nocturama du côté du film d’horreur, créant un labyrinthe d’images mouvantes.
Jeunesses retrouvées
Cette attention aux espaces, permet à Bonello de n’être jamais en surplomb des jeunes. Il rend leur cri et leur colère dans tout ce qu’elle a de sincère. Il montre aussi le flou de leur revendication, leurs contradictions et leur impuissance finale, tout ceci sans aucun mépris. Ni héros ni terroristes, mais des corps de jeunes pas tout à fait sortis de l’enfance, perdus dans une époque effrayante. Travaillant avec un casting pour moitié amateur, le cinéaste porte une attention documentaire à la manière dont leurs corps se meuvent dans l’espace lunaire du magasin. Leur naturel et leurs maladresses éclosent à l’écran. Elles amènent autant d’émotion que de tension alors que la fin, glaçante, se profile lentement.
Il réalise par la suite Zombi Child et Coma, deux films qui se penchent également sur la jeunesse et qui pourraient être tous les deux les suites de celui-ci, ou plutôt ses conséquences. Ils poursuivent le portrait bonellien de la jeunesse, dans une économie toujours plus réduite et des formes moins standard. Alors que le temps passe et que le film murit, Nocturama apparaît alors comme une sorte de point d’orgue autant qu’un moment décisif dans son oeuvre. Alliant un goût profond pour le cinéma de genre et une attention toujours sincère à la jeunesse et au contemporain, typiques de son auteur, le film est inépuisable. Un labyrinthe a explorer et ré-explorer encore, tant dans son épure, il ouvre des perspectives abyssales.