Le diptyque, qui se rêve comme un concentré de vérité sur la classe moyenne supérieure de l’Angleterre puritaine des années soixante est légèrement daté, mais porté par le talent remarquable de ses interprètes.
Qu’on se le dise d’emblée, le monde a changé depuis la mort d’Harold Pinter. Disparu en 2008, l’écrivain, scénariste et dramaturge récompensé du prix Nobel de littérature trois ans avant sa disparition a laissé derrière lui une oeuvre marquée par l’omniprésence du doute, notamment au sein de la société bourgeoise. Pensées comme des scénarios, ses deux pièces (jouées coup sur coup chaque soir au théâtre de l’Atelier), mettent en scène l’Angleterre des années soixante, où il est encore sulfureux pour une femme au foyer d’avoir un amant. L’eau a légèrement coulé sous les ponts depuis.
C’est dans ce contexte que l’on se retrouve assis sur un fauteuil un soir de semaine à dix-neuf heures, quelques minutes avant les premières minutes de L’Amant. Sans aucun rapport avec le roman du même nom de Marguerite Duras, la pièce revient sur la vie conjugale d’un couple marié depuis une décennie. La femme mariée (Valérie Dashwood), entretient une relation extraconjugale avec un amant, donc, qui donne son nom à la pièce. Fait notable qui donne son mordant au texte, elle ne s’en cache pas. Les premiers rires viennent lorsqu’en rentrant du travail, son mari (Laurent Poitrenaux) lui demande le plus tranquillement du monde si elle l’a vu ce jour-là. Elle acquiesce, tout aussi tranquillement. « C’était bien ? », s’enquiert l’autre.
Qui est qui ?
À partir de ce micro-évènement conjugal, le duo d’acteur – dont le jeu, assez mécanique, crée un décalage comique avec le mélodrame que l’intrigue de la pièce laisse entrevoir – plonge dans les eaux troubles d’Harold Pinter. C’est la petite société anglaise qui tombe. On apprend pêle-mêle que s’il ne voit personne, monsieur baise de son côté « une pute » (les lumières du féminisme n’ont hélas pas eu le temps d’éclairer feu Harold Pinter) tandis que la distribution des personnages se brouille. Qui est qui ? Valérie Dashwood et Laurent Poitrenaux, seuls en scène, sont tour à tour amant, mari et femme, putain. L’ordre moral est bouleversé.
La mise en scène de Ludovic Lagarde, habile, laisse entrevoir les vertiges de l’écriture d’Harold Pinter, les questionnements qu’elle charriait avec elle. La pièce, montée et jouée à intervalles réguliers avec les mêmes comédiens depuis une vingtaine d’année, a sûrement eu un retentissement puissant à ses débuts. À l’heure des couples libres et de la relative libération des femmes (elles ne sont en tous cas, pour la plupart, plus des femmes au foyer), on n’est plus sûr d’être ébloui de la même manière par l’écriture du maître.
La vérité, c’est le doute
La deuxième pièce du cycle, La Collection, laisse entrevoir avec plus de finesse le talent de l’écrivain. Cette fois-ci, deux couples occupent la scène. Valérie Dashwood et Laurent Poitrenaux, éternels mariés – si elles ne sont pas la continuation l’une de l’autre, les deux pièces se répondent -, et un autre couple, dont le statut n’est pas clairement défini, formé par Micha Lescot et Mathieu Amalric. Le génie de Micha Lescot, qui compte parmi les acteurs de théâtre les plus talentueux de sa génération, donne une ampleur inédite à la pièce. Tandis que les deux hommes vivent, peignoir sur le dos, jus d’orange et journal à la main, une matinée ordinaire, le téléphone sonne. On le recherche.
Les poses lascives de Lescot, dandy sans jamais se changer en caricature d’homosexuel, amuse. Plus que de son personnage, l’acteur s’amuse d’abord de lui-même, de son physique légèrement androgyne, de ses deux mètres de haut, de ses hanches larges qui font penser à celles d’une femme. Il décroche le téléphone, demande avec un air exaspéré qui le désire. Cherche à éviter son interlocuteur qui finira par le retrouver malgré tout. Lorsque le comédien ouvre sa porte d’entrée (plutôt, la porte disposée à l’extrémité de la scène), un homme, Laurent Poitrenaux, l’accuse d’avoir eu une relation sexuelle avec sa femme. L’intéressé nie en bloc au départ, avant d’admettre l’avoir rencontrée. Pas dans la chambre d’hôtel que l’homme dit, une autre. Ou peut-être seulement dans le couloir. On ne sait pas bien.
Les doutes, objet d’étude obsessionnel du dramaturge, font irruption dans la pièce. Les couples s’engueulent sur scène, se donnent des leçons. Que s’est-il passé ce jour-là ? Les versions se mélangent, la tension monte. Le final n’est pas une apothéose parce que le mystère ne sera jamais levé sur ce qui s’est passé. On sent, derrière ce vrai faux dénouement, la main de Pinter, théoricien du doute. On peut se faire une idée, on est libre d’interpréter. Tout se noie dans tout. Reste une certitude : les comédiens sont formidables.
L’Amant et La Collection d’Harold Pinter, mis en scène par Ludovic Lagarde avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Guillaume Costanza, Micha Lescot et Mathieu Amalric au théâtre de l’Atelier. Du 3 au 25 juin 2023.