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« Je suis une fille sans histoire » – Alice Zeniter dans les secrets de la narration

© Simon Gosselin
© Simon Gosselin

Forte de ses études en sémiologie, l’écrivaine et ancienne normalienne adapte son essai éponyme consacré à la puissance des récits. Et nous apprend à mieux décrypter notre époque. Un spectacle salutaire.

Si tout se passe bien, il devrait y avoir dans cette histoire une situation initiale, des péripéties, un climax puis une résolution. D’ailleurs, lorsqu’elle a pris le train pour se rendre à Paris pour présenter ce spectacle au théâtre public de Montreuil, Alice Zeniter a rencontré plusieurs problèmes. D’abord, elle a failli rater le train qui devait l’amener du petit village de Bretagne où elle vit actuellement. Et puis, une fois montée à bord… Là, notre attention est captée. Par la péripétie. Vous l’avez ?

L’ensemble peut sembler anecdotique. À quoi bon comprendre comment sont écrites les histoires quand on ne souhaite pas soi-même être écrivain ? « Détrompez-vous », nous tance Alice Zeniter, nichée en tenue de ville au milieu d’une myriade de feuilles de papiers A4, au dos desquels sont écrits des noms d’écrivains. Autant de noms qui nourriront, au fil de cette conférence gesticulée d’une heure vingt, son argumentation. Vous pensez que les histoires ne servent à rien ? Et bien sachez, pour votre bonne information, que la chercheuse Ursula Le Guin a démontré il y a quelques années déjà que si on s’imagine aujourd’hui que les hommes des cavernes ne se nourrissaient que de viande, c’est parce que les récits de chasses étaient forts en intensité dramatique. Nettement plus, en tous cas, que les récits de cueillette. Et tant pis si les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire étaient en réalité nettement plus cueilleurs que chasseurs. Dans cette affaire, c’est le récit qui l’emporte.

Interroger les histoires

Vous suivez le fil rouge et vous voyez Alice Zeniter venir parce que vous savez probablement que l’autrice est une féministe endurcie. Forte de toutes les compétences acquises lors de son cursus au sein de l’École normale supérieure – pour nous, elle a étudié Aristote et Kant, on l’en remercie -, l’autrice se lance dans un fin décryptage de ce qui fait, ou pas, la puissance d’un récit. Au bout de quelques dizaines de minutes seulement, on s’en rend compte, la conclusion est sans appel. Alice Zeniter est une féministe endurcie, on l’a dit, elle l’a dit elle aussi sur scène. Les normes du récit sont aujourd’hui viriles : des hommes qui souffrent et qui atteignent des objectifs. De l’autre côté du livre, des femmes passives qui finissent souvent par mourir. Demandez à Anna Karénine et Emma Bovary ce qu’elles en pensent. En fait, elles n’en pensent plus grand chose parce qu’elles se suicident toutes les deux à la fin du livre.

Dès lors, comment raconter des histoires nouvelles et adaptées aux enjeux de notre temps, si par essence la littérature s’est construite à partir de règles érigées par et pour les hommes ? C’est le nœud du problème et le dilemme de l’autrice, qui essaie aujourd’hui de mettre au jour de nouvelles histoires. Le reste est à construire. Il faut voir cette conférence – ou lire le texte virtuose qui l’a inspiré – pour saisir l’ampleur du génie de l’autrice. Sa drôlerie, sa verve, sa volonté de faire émerger autre chose. L’aventure est passionnante, on voudrait vivre cela plus souvent.

Je suis une fille sans histoire, une conférence d’Alice Zeniter présentée au Théâtre Public de Montreuil du 15 au 20 mai 2023. L’essai du même nom est également disponible aux éditions de l’Arche.

Journaliste

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