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CEFF 2023 – Rencontre avec Nicolas Peduzzi : « La caméra peut provoquer la parole chez certain·es patient·es »

Nicolas Peduzzi
© Pénélope Chauvelot

Le mois dernier, Nicolas Peduzzi était à Cannes pour ouvrir la sélection cannoise 2023 de l’Acid avec État limite. Ce mois-ci, à Paris, il remporte le Grand Prix du Jury du Meilleur Long Métrage Français Indépendant du Champs Élysées film festival.

Le jury du CEFF, présidé par Bertrand Bonello, a donc choisi de distinguer, au sein de la compétition française, un documentaire. Pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit d’État limite, l’un de nos coups de cœur du festival de Cannes, cru 2023. Quelques jours avant la cérémonie de remise des prix du CEFF, nous avons pu échanger avec son réalisateur, Nicolas Peduzzi. L’occasion de revenir sur les nombreux enjeux qui traversent État limite. Ceux, éthiques, qui s’imposent lorsque l’on filme en milieu hospitalier, mais aussi ceux, plus complexes encore, qui concernent la pratique de la psychiatrie à l’hôpital public.

Tu as filmé pendant deux ans et demi dans un hôpital à Clichy. D’où vient cette envie ? Comment as-tu rencontré le docteur Jamal Abdel-Kader, que tu suis pendant tout le film  ?

Cet hôpital est assez particulier pour moi. Adolescent, j’y ai passé un peu de temps car mon père y a été transplanté du foie. C’était une opération dangereuse à l’époque, avec peu de chance de réussite. Je connaissais donc un peu le lieu, ainsi que quelques médecins qui travaillent là-bas.

Au début, je voulais faire un film sur les internes. Et finalement j’ai rencontré Jamal aux urgences. D’emblée, il s’est démarqué. C’est un vrai personnage de cinéma. Sa diction, son approche, sa façon de gérer les situations étaient différentes de celles des autres médecins que j’avais pu filmer. Je me suis dit «  Mais c’est quoi ce type avec ses baskets et sa blouse qui arrive tout énervé  » ! Avec l’équipe, on se disait en rigolant que, malgré sa blouse, on aurait presque dit que c’était un patient. Il avait quelque chose de très vivant.

Donc au début, je le filme. Mais lui était assez défiant. C’est un peu ce qu’on voit dans la première scène du film, qui est le jour de ma rencontre avec Jamal. Il me dit qu’il a déjà fait quelque chose avec des journalistes qui ont trahi sa parole. Je lui ai donc expliqué qu’on n’était pas journalistes, qu’on voulait faire un film pour le cinéma.

Et puis finalement on est devenu amis assez rapidement. Et Jamal nous a embarqués pendant deux ans et demi.

Donc tu as un personnage de cinéma qui s’impose à toi au cours du tournage ?

J’avais déjà passé beaucoup de temps à l’hôpital à filmer pas mal de personnes. Mais mon intuition me dit assez vite que c’est en effet un personnage. Il y a quelque chose chez Jamal qui me réveille. C’est peut-être aussi parce que c’est un psychiatre. Il est donc plus proche de ce qui m’intéresse. C’est aussi sa façon d’enseigner aux internes qui m’a interpelé. J’ai été happé par sa façon de faire. Son parler me rappelait aussi des personnages d’une autre époque.

Au final État limite tient un discours assez critique sur la pratique de la psychiatrie. Mais ce n’était pas une de tes intentions à la base ? Ça s’est fait via Jamal ?

Oui, et c’est ce que j’aime avec le documentaire. Il est vrai que la psychiatrie, c’est quelque chose qui me touche de près. Quelque chose que j’ai connu de l’intérieur en tant que patient, plus jeune. J’aurais aimé rencontrer un mec comme Jamal à cette époque, mais je n’ai pas eu affaire à ça. J’ai connu une psychiatrie beaucoup plus froide et prescriptrice.

J’ai donc beaucoup appris grâce à Jamal sur ce que pouvait être la psychiatrie. Quand on parlait tous les deux, il me disait toujours qu’il faisait des choses très simples : prendre du temps avec les gens, les écouter, parler. Il parle de la psychiatrie, mais sa façon de faire, je trouve, permet de tenir un discours plus large sur notre société capitaliste qui dévore les corps et les gens. Tout y devient de plus en plus rationalisé, les patients sont des numéros. Il y a quelque chose de très froid et dur.

Donc de voir ce jeune type essayer de lutter à contre-courant ça m’a galvanisé. Je me suis dit «  Ah, ça peut être ça aussi la psychiatrie ?  ». Il y avait quelque chose d’assez admiratif de la part de l’équipe en fait.

J’ai l’impression qu’État limite refuse l’injonction à l’héroïsation du personnel hospitalier dont on a beaucoup entendu parler lors de la crise du Covid.

On a essayé un peu de jouer de ce côté héroïque au montage, comme une blague. On a tourné pendant le Covid donc forcément on entendait beaucoup parler des soignant·es de façon un peu caricaturale, comme des héros. C’est l’idée de la scène d’ouverture très dramatisée, presque épique, sur le titre « Pour mes gens » des Casual Gabberz. On a vécu ça avec Jamal, ce truc un peu naïf de se dire «  Wow c’est génial !  ». Alors que finalement il apparait comme un Don Quichotte qui ne peut pas se battre seul contre un système.

Après, l’idée n’était pas non plus de faire un film contre l’hôpital. L’idée c’était plutôt de parler, à travers Jamal, de la solitude, de ce que peut être un métier, une passion. Quand tu regardes le film, il apparait que ce que fait Jamal revient à des choses très simples. Il prend du temps avec les gens, il essaye de tisser des liens avec eux. C’est un travail presqu’artisanal. C’est d’ailleurs ce qui me touchait chez lui. Il est très fort, et en même temps il est plein de faiblesses. C’est ce que révèle le montage il me semble. On a suivi la chronologie. Et donc à la fin, Jamal doit prendre une pause parce qu’il ne peut plus continuer dans ces conditions.

Évidemment il y a aussi son discours contre la psychiatrie. Dès le début il nous expliquait que dans une société dans laquelle on ferait toustes corps, on pourrait se passer de psychiatres. On pourrait toustes s’occuper les uns des autres. C’est son côté rêveur, mais en même temps je trouvais ça génial qu’un psychiatre tienne ce discours.

Il y a des sociétés dans lesquelles le fou était vu comme un saint, ou un être supérieur. Certaines sociétés nous prouvent que l’on n’est pas obligé·es d’assommer les gens de médocs, ni de les enfermer ou de les exclure.

Il y a un écho très fort avec Ghost song, ton film précédent, dans la façon que tu as d’interroger la fabrication sociale des marges.

Oui, il y a quelque chose qui relève un peu de l’inconscient dans les rencontres que je fais pour mes films. Dans État limite ce sont des personnes qui ont été exclues par leur famille, par la société, car elles sont un peu à part. Quand tu creuses, tu te rends compte que ces personnes ont une façon de percevoir les choses un peu différente et qu’on a voulu les éteindre pour cette raison.

C’est ce qui est très clairement exposé dans une scène dans laquelle deux sœurs posent un ultimatum à leur sœur, Aliénor : elles ne lui adresseront pas la parole tant qu’elle n’aura pas promis d’arrêter de se mettre en danger. Jamal les écoute, puis leur explique que l’institution a aussi pu la prédisposer à se retrouver dans cet état là aujourd’hui, par la prise des médicaments notamment. L’institution crée les fous.

Oui. C’est ça qui est aussi tragique. Souvent, on ne sait pas quoi faire d’un·e ado au comportement « anormal », comme dans le cas d’Aliénor. Donc au lieu de lui parler, de lui proposer des alternatives, on veut l’éteindre directement. C’est ce que dit Jamal, on veut faire bien et finalement on peut détruire une personne – notamment par l’accoutumance aux médicaments.

Plus concrètement, comment avez-vous suivi les déplacements de Jamal dans cet hôpital  ?

Jamal est le seul médecin qui fait tous les services. Il passe des urgences à la réanimation en passant par tous les autres services. Et les ascenseurs ne sont pas toujours au top ! C’était donc très sportif avec la caméra. Mais on a essayé de s’adapter à son rythme. Même ses internes qui sont parfois plus jeunes que lui, n’en pouvaient plus et n’arrivaient pas à suivre. Je trouve que c’est cette énergie qui fait que quand Aliénor se réveille par exemple, et qu’elle ne dit pas un mot, il ne lâche pas. Ça fait que finalement toustes ses patient·es le suivent. Il n’y a jamais de relation verticale de médecin à soigné·es. C’est là qu’il est très fort, il ne lâche jamais.

Quelles questions spécifiques se posent lorsque l’on filme dans un hôpital ?

Les patient·es qu’on a filmé·es connaissaient déjà Jamal. Il savait que c’était ok avec eux. Pas pour tous évidemment et les réactions étaient d’emblée assez tranchées soit avec un refus catégorique ou un accord.

Il y a beaucoup de questions éthiques à se poser quand on filme dans un hôpital. Mais finalement, ça peut aussi être un objet thérapeutique. Surtout quand on fait un film dans le temps long et non un reportage un peu sensationnaliste. On arrivait en disant qu’on voulait vraiment faire un film pour le cinéma. Donc au final, on arrivait et tout le monde était un peu partie prenante du film.

Jamal m’a expliqué qu’avec certain·es patient·es, la caméra pouvait aussi provoquer la parole. Wendy a commencé à parler grâce à une caméra. Ce n’était pas la notre, mais celle d’une étudiante qui faisait un petit film sur l’hôpital. Il s’est complètement ouvert avec la présence de la caméra. C’est un aspect du documentaire dont on ne parle pas souvent mais qui existe aussi.

Les réflexions s’articulent le plus souvent autour de la question du voyeurisme. Et c’est normal car c’est un enjeu très important. Mais j’ai remarqué que l’aspect collectif du film, pour certaines personnes, était très important. On fait un film ensemble en fait. On parle ici de jeunes qui sont à l’hôpital toute la journée, qui s’ennuient. Le fait de voir une équipe avec une caméra ça peut être une activité intéressante.

Au milieu du film il y a une suspension avec ces photos en noir et blanc. D’où viennent-elles  ?

C’est ma mère qui les a prises. Elle a été reporter de guerre pendant longtemps. J’aime beaucoup son travail et j’avais envie de travailler avec elle. J’ai toujours eu envie de faire un film dans lequel on pourrait voir ses photos.

 Je l’ai embarquée avec moi dans l’hôpital pour faire les photos. J’avais envie d’avoir un moment qui nous permettrait de nous poser et d’apercevoir une situation plus globale ou atemporelle de la situation de l’hôpital public.

C’est un film très collectif du coup. Très loin de l’image du cinéaste omnipotent.

Je trouve le titre de réalisateur parfois absurde. Surtout dans le documentaire, le travail est forcément collectif. Tout le monde fait un peu tout. Je n’ai pas fait d’école. Je suis toujours en questionnement. Ce qui m’excite le plus dans ce travail c’est le travail de groupe.

Vous avez tourné pendant plus de deux ans et le film dure à peine 1h45. Quels choix avez-vous fait au montage ?

État limite aurait pu être bien plus long. Mais je n’avais pas envie de faire un documentaire trop long et indigeste. Car il se passe beaucoup de choses. Jamal jongle avec beaucoup de choses en même temps. On s’est donc pas mal focalisé·es sur sa parole. C’est un film assez bavard finalement. Car il se trouve dans des situations qui l’exige. Il fallait donc faire des choix pour ne pas être suffoqué·e par un trop plein de paroles. On avait envie de retranscrire l’énergie de Jamal. C’était assez intuitif au montage.

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