Récemment élu meilleur film de tous les temps par la revue Sight and Sound, Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, détrônant ainsi les habitués Citizen Kane et Vertigo. Si la nouvelle a été taxée d’une « réévalution woke » par certains, il y a pourtant de quoi se réjouir de voir ce film auréolé d’une telle reconnaissance.
Chantal Akerman fait de la matière de son film tout ce qui constitue d’habitude le hors champ cinématographique (et historique). Dans Jeanne Dielman…, une femme fait la vaisselle, plie des vêtements, fait le lit, nettoie les surfaces, cire des chaussures, prépare le petit déjeuner, la soupe, les escalopes de veau panées, le hachis parmentier et épluche des pommes de terre, dans un va-et-vient incessant entre cuisine et salon. La chambre, elle, est réservée aux clients que Jeanne reçoit l’après-midi. L’on comprend assez rapidement que Jeanne, veuve et mère d’un fils, se prostitue pour gagner de l’argent. C’est une vie d’asservissement, dont chaque geste est donné à éprouver dans une durée qui s’étire. Une existence dédiée à l’ordre patriarcal, qu’il faut sans cesse maintenir.
Vivre, une série de gestes répétés inlassablement
Trois jours dans la vie de cette femme nous sont donnés à voir. La première journée s’opère selon un rythme bien précis, dans une exécution quasi robotique. Jeanne Dielman est un personnage impénétrable, son visage impassible ne laisse remonter aucune émotion à sa surface. Elle est dans une forme de retenue émotionnelle extrême, aussi verrouillée que sa routine, qui ne laisse aucun trou.
Elle est un personnage qui s’insère parfaitement dans l’agencement formel de son intérieur, quasiment objet parmi les objets, caractérisée par une continuité plastique entre elle et son intérieur. L’auburn de ses cheveux rappelle les meubles en bois de l’appartement, la couleur de ses vêtements se retrouve dans celles des papiers peints, fauteuils, soupière et autres bibelots. Toujours prise entre les limite d’un cadre, et d’un monde duquel elle ne peut passer outre. La présence de Jeanne Dielman est fondamentalement liée à l’espace domestique dans lequel elle s’inscrit. Si bien qu’elle semble totalement absente à elle-même. La fixité des plans met d’ailleurs en scène son absence. Plusieurs fois, Jeanne quitte le plan, mais l’image reste là, ne se dissout pas, nous laissant spectateur dans la pièce. Ou bien le plan débute avant qu’elle n’y rentre, laissant le spectateur contempler l’espace vide.
Toutes ces tâches de la vie domestique nous sont restituées avec une rare minutie, dans une durée (très) proche du réel, provoquant chez le spectateur un mélange d’émotions inédit. Plusieurs états se succèdent pendant le film, de la transe méditative à l’ennui, dans une forme de passivité active, rarement expérimentée, souvent insupportable pour beaucoup. Totalement sidérante pour d’autres.
Mettre la vie en scène
Jeanne Dielman prend le cinéma à rebrousse-poil. Un film apparemment contre le cinéma. Qui refuse de tromper l’avancée du temps pour le spectateur, refuse l’évènementialité, les mouvements de caméra et points de vue subjectifs, préférant les plans fixes qui resserrent l’action et épaississent davantage la durée.
C’est pourtant une expérience purement cinématographique qu’offre Jeanne Dielman…. Une façon radicale de mettre la vie en scène qui n’avait jamais été pensée auparavant. Le cinéma d’Akerman a souvent été qualifié de « minimaliste ». Mais il y a justement un phénomène « maximaliste » à l’œuvre, une manière presque révolutionnaire de conjuguer la monumentalité de l’écran, la dilatation du temps rendue possible par le cinéma, avec les gestes minuscules et oubliés de la vie quotidienne. C’est donc bien d’une construction précise d’un geste cinématographique conscient qu’il s’agit.
Il est alors passionnant de découvrir les images du making-of du film, réalisé par Sami Frey. Elles permettent notamment d’assister à la direction d’acteur d’Akerman et à l’apprentissage – loin du naturel – des gestes par son actrice. Delphine Seyrig n’a rien à voir avec le personnage qu’elle incarne. Issue de la haute bourgeoisie, elle se différencie radicalement de Jeanne Dielman, de par sa classe sociale et la féminité dominante qu’elle incarne. Le beau livre paru récemment aux éditions Capricci, Delphine Seyrig. En constructions, (Jean-Marc Lalanne) est d’ailleurs éclairant à ce sujet. Delphine Seyrig est identifiée à l’époque comme une « dame », une actrice raffinée qui porte des robes de soirées, et non comme une ménagère.
C’est par ailleurs une actrice issue de la méthode Actors Studio, qui tend vers une psychologisation du personnage, ce qu’Akerman récuse complètement. Ce sont les gestes qui construisent le personnage, et non l’inverse. Donner le visage de cette actrice à ce personnage, c’est ainsi rendre universel le conditionnement insupportable de la « femme d’intérieur ».
Un petit rien qui fait tout
Un décalage dans le temps semble mettre subrepticement en péril la trajectoire du personnage, et sa capacité à garder une emprise sur le monde qui l’entoure et l’ordre qui le constitue. Jeanne prend du retard sur sa deuxième journée, et se réveille trop tôt la troisième. Elle oublie les patates sur le feu et fait tomber sa brosse pour cirer les chaussures. Des gestes anodins, mais qui atteignent ici un ressort dramatique digne d’un Hitchcock.
Là est le génie de ce film, où il ne se passe, en apparence, rien. Pourtant, ce « rien », cet apparent degré zéro de la narration, travaille justement un récit beaucoup plus souterrain, qui jaillit par touches avant de complètement remonter à la surface à la fin du troisième jour, celui d’un vertige existentiel, d’un enfermement physique et mental et d’un empêchement si profond du personnage qu’il la conduit vers l’irréversible (et marque une rupture avec les gestes préalables qui se répétaient à l’infini).
Faire l’expérience de Jeanne Dielman… c’est faire l’expérience de la contrainte d’un corps toujours pris dans les limites d’un cadre, et d’un quotidien répétitif, mais c’est aussi pour le·la spectateur·ice une expérience cinématographique unique et libératrice.