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Rencontre avec UssaR : « J’ai besoin de me faire surprendre par ma propre musique »

© Jeanne Lula Chauveau

Après ses Étendues,  Emmanuel Trouvé aKa UssaR déploie son Étendard, un premier album d’une richesse musicale obsédante et exigeante où les harmonies venues d’influences diverses se frottent entre elles, sans jamais perdre de vue l’amour de la chanson française. Rencontre.

Comment on passe des Étendues, ton EP à l’Étendard, ce premier album ? 

On continue le voyage. Il y avait une volonté de poursuivre le récit de ce que j’avais commencé et en même temps d’avoir un souffle supplémentaire, peut-être quelque chose de plus lumineux. Le premier EP avait cette espèce de petite ouate qui l’enfermait. Je voulais quelque chose d’un peu plus épique sur l’album et je voulais continuer le travail de prod, d’arrangements et d’écriture que j’affectionne. Et puis terminer le récit ou en tout cas de le continuer comme un vrai chapitre. Le mot Étendard s’est imposé de lui-même, j’ai trouvé le titre avant même le morceau. J’avais cette boîte qui s’appelait Étendard qu’il fallait compléter. Et après, je me suis dit : qu’est-ce que je raconte sous les drapeaux, sous cette bannière ? Quels sont mes étendards ? Quel est l’endroit où je peux me retrouver et où on peut tous se retrouver ? C’était une construction à partir de ça.

Musicalement, il y a une richesse très poussée dans ce premier album qui va des cordes, à l’électronique en passant par le hip-hop, ton album se décuple au fil des morceaux, comment tu as travaillé ça ?

Déjà, merci beaucoup. J’y tiens énormément. C’est vrai que l’album est dense. Il y a des choses à intégrer. Mais je suis producteur et ma propre oreille s’ennuie très vite. J’ai besoin de me faire surprendre par ma propre musique et j’ai envie que ça demande un petit effort à l’auditeur, qu’il soit toujours intéressé par ce qu’il est en train de se passer. Je lui demande de l’attention et c’est pour ça qu’il y a des cassures, des breaks… Même si tu penses que ça va se terminer tranquillement, j’aime mettre un cut numérique, un son qui te dit « mais qu’est ce qu’il vient de se passer ? », pour vraiment te dire «  je ne suis pas au fin fond de ta playlist, je suis en train de te raconter quelque chose ». Cette richesse, elle est aussi le fruit de mes expériences, de mon parcours, de mes goûts musicaux. Les auditeurs switchent très vite d’un style à l’autre et moi aussi, j’ai envie d’écouter plein de chose et de voir l’étendue d’un artiste et ce qu’il a à raconter sur différentes prods, moods, situations, textes…

Et quelles sont ces influences musicales, celles qui ont caractérisé ta musique ?

J’ai un énorme goût pour la musique expérimentale, les textures, les sons, ce que je regroupe souvent sous le thème d’abstract hip-hop. Travailler la boucle, mais toujours de manière renouvelée comme une grille de jazz, ça défile et sur chaque boucle, il doit se passer quelque chose. On doit te redonner une info, quelque chose que tu n’avais pas déjà entendu et te la faire sentir différemment. On doit toujours t’intéresser et c’était quelque chose de très fort dans l’abstract de 2010 avec Flying Lotus, mais aussi Tyler, Earl Sweatshirt… Tous ces gars-là qui faisaient du rap et où à chaque fois, tu te disais « il s’est passé quelque chose ». C’est ça que j’affectionne particulièrement. 

Tu as accompagné des artistes comme musicien, tu produis, ça a été facile de s’autoriser à passer soi-même à la chanson ? Comment ça s’est fait ?

Ça a été facile à partir du moment où je me suis dit que la voix était un instrument. Il est différent, il porte plein de choses dont je crois que je ne suis pas prêt de me lasser. Il y a tellement à faire. En tant que producteur, tu as ton vocabulaire, tes synthés, et tout ce vocabulaire peut parfois te lasser. Tu le connais comme une grammaire. Alors qu’avec la voix, je n’ai pas encore fait le tour. Mon autre instrument de base, c’est le piano et il peut autant me fatiguer, m’ennuyer que je peux le trouver splendide. Parfois, il me saoule, c’est tout le temps le même son, une note frappée, etc. La voix, j’ai l’impression que c’est un peu comme dans Top chef, quand ils disent « j’ai travaillé le saumon en plusieurs textures ». J’ai un peu ce truc avec la voix où je peux la sampler, en faire des chœurs, un synthé… Par exemple sur « Nino » ou « Les Lumières éteintes », ce sont des samples de ma propre voix qui sont utilisés comme de synthés. J’ai toujours eu la volonté de la travailler en « plusieurs textures »

Tu penses que la voix est un instrument infini et inlassable ?

On dit souvent que l’instrument le plus complet, c’est l’orgue, car il imite l’ensemble du registre et de l’orchestre et il est aussi fait pour imiter les voix humaines. Il y a quelque chose de cette impossibilité à reconstituer la voix et en même temps à la cerner complètement. Les gens s’en servent de plein de manière différente aujourd’hui. Quand tu écoutes un album comme celui de Duval Timothy ou pareil, c’est du sample, des textures de chœur, quand tu écoutes du parlé/chanté, du slam, de la chanson à voix… C’est infini.

Et donc au moment où tu commences à travailler avec ta voix comme instrument, qu’est ce qui se passe ?

D’abord, j’ai essayé de trouver le registre où j’aime le timbre de mon instrument comme un guitariste peut frotter une corde pendant des heures pour savoir exactement où il faut l’attaquer… Je voulais la même chose avec ma voix, je voulais savoir où en tant qu’auditeur, elle ne m’insupportait pas. Le fameux syndrome du répondeur ou du vocal laissé… Où est-ce qu’elle me plaisait musicalement ? Et c’était plutôt dans le grave, dans le bas ou alors très haute, mais planquée dans les cœurs.

D’un extrême à l’autre ? 

Oui exactement. Pas de tiédeur.

Ça résume un peu tout l’album… entre l’amour et la violence, ou la guerre, le choix de ton vocabulaire,  la musique entre l’électro et le lyrisme… cette dualité des contrastes est permanente non ?

Je crois que c’est quelque chose que j’ai chopé auprès de tous les artistes que j’ai pu accompagner. C’est jamais anodin de proposer son art et il ne faut pas que cela le soit. Sinon, c’est ça ou autre chose. Les morceaux peuvent parfois gifler ou surprendre, mais j’espère que ça n’est jamais tiède ou facile. Prendre la parole et avoir la chance de pouvoir le faire quand on te donne la possibilité, un peu d’audience et de budget pour le faire, c’est une grande responsabilité et donc ça veut dire ne jamais se laisser aller dans cette tiédeur. 

Ton EP tu l’avais auto-produit, qu’est ce qui a changé dans ta manière de travailler en ayant un accompagnement pour l’album ?

J’ai fait l’EP, j’ai enchaîné avec la tournée, je suis retourné dans mon studio pour bosser et j’ai eu un petit moment où j’ai tiré la langue de ce vocabulaire, pas qui s’épuise, mais où tu es un peu dans le brouillard, où tu ne sais plus ce qui est bien ou pas, essentiel ou non… Pour faire un aparté, quand tu commences un morceau et que tu es auteur, compositeur, interprète, mixeur comme sur l’EP, tu vois tout de suite l’étendue de la montagne que tu as à gravir jusqu’au final. Et parfois avant même d’avoir fini ton texte et tes compositions, t’es déjà en train de te dire : le mix, la prod, le master… C’est quelque chose qui t’arrive en pleine face et tu ne hiérarchises plus et tu peux t’y paumer vraiment. J’ai eu besoin à un moment de faire appel à quelqu’un pour juste écouter les prods avec moi et finir la décoration intérieure et c’est ce qu’a fait Sutus avec un talent incroyable. C’était vraiment de l’aménagement intérieur d’une base qui avait ses fondations. C’était très agréable, ça m’a permis de me mettre dans une situation d’auditeur de ma musique et d’aller plus loin. De pouvoir formuler des demandes et des envies où la force me manquait un peu. C’est ce que permet ce ping-pong et c’était très fort. Au début, ça ne devait être que sur un ou deux morceaux et on a fini par faire tout l’album.

Il y a une véritable recherche musicale finalement dans ta manière de travailler ?

Oui, principalement. Je suis musicien et il y a quelque part une envie de faire avancer les choses. De regarder la chanson française, mais à travers mon prisme et peut-être a minima d’aller vers un « ah ça, je ne l’avais pas encore entendu ». C’est peut-être le plus beau compliment que l’on puisse me faire, le fait de ne pas pouvoir être classé, de pas savoir si je fais de la variété ou des trucs weird. Je revendique vraiment ça très fort ce qui est parfois dur à défendre. Je sais qu’il y a des gens qui prennent qu’une partie de ma musique et d’autres qui en prennent une autre et certains le tout. Je suis avant tout un auditeur et je suis tellement chiant avec les autres artistes donc j’espère que je suis encore plus chiant avec moi. 

Après, tu as d’autres artistes/producteurs, quand tu écoutes Flavien Berger, il est au même endroit dans cette idée de recherche même si on ne fait pas la même musique. Dans mes mentors, il y a Chilly Gonzales. Il fait des doigts à tout le monde en disant : je fais du rap puis je fais du piano solo puis je fais des morceaux pop électro. Et à chaque fois avec une volonté d’explorer album par album. 

Il y a deux morceaux instrumentaux et chœurs dans ton album : « Sous les drapeaux » et « <3 ». Tu peux en parler ? 

Oui, c’est dans la narration et dans l’envie de reposer l’oreille de l’auditeur qui prendrait l’album de A à Z. Je pensais que c’était important d’avoir ces plages musicales. Je ne les ai pas mis à l’intérieur des morceaux, j’aurai pu tirer certaines formes, mais je voulais quand même conserver un format chanson. Sinon il n’y a pas de fin. « Sous les drapeaux, » c’est un peu la renaissance, la fin de l’amour déçu et le début de l’amour retrouvé qui annonce « Étendard ». C’était un peu la profession de foi de dire, j’aime l’abstract hip-hop, c’est là d’où je viens et « < 3 », c’était justement quand les mots ne suffisent plus après « Crie mon nom » qui est vraiment un morceau de cul par excellence, avec la femme ou l’homme que tu aimes. C’était ce petit interlude où tu te réveilles le matin et tu vois la personne avec qui tu es et tu te dis est-ce que je ne serai pas en train de tomber amoureux ? C’était l’idée d’incarner ça quand les mots ne suffisent plus. J’ai un album de référence dont je me suis inspiré, c’est The Love Bellow d’Andre 3000. C’est le double album quand Outkast va se séparer, ils décident de faire deux albums un par Big Boi et un par Andre 3000. C’est un concept album et tu as un morceau qui s’appelle « Where are my panties ? » où tu as un dialogue entre mec et une meuf et elle lui dit « Où est ma culotte ? » Et il se rend compte qu’il tombe amoureux. Et j’avais envie d’en faire ma propre interprétation et de réexplorer ça. 

La sensualité, elle est globalement très présente et apparait sous diverses formes dans tout ton album…

Je crois que c’est une volonté de me séduire moi-même. Mais une prod comme « Blanche » j’aurai pu la faire plus sweet et il y a quand même des sons qui ne te laissent pas complètement dans un confort.

Pour rester sur le sujet, on a le sentiment que tu parles d’amour, mais qu’il n’y a pas une seule adresse à un amour en particulier, qu’il se conjugue plutôt au pluriel…

Je crois que je parle de l’Amour avec un grand A. L’Étendard, c’est quoi ? C’est vraiment ça. C’est quasiment politique. Ce n’est pas l’amour des citations Facebook, c’est un endroit de failles et de frictions politiques entre ceux qui le défendent vraiment et ceux qui en font une valeur seconde. Et tout cet album, c’est vraiment une déclaration d’amour à soi-même, à la ou les personnes avec qui on partage, au public aussi. Le dernier morceau, « Les Lumières éteintes » soit tu le vois comme quelqu’un qui dit à sa meuf ou a son mec : « Fais de moi ce que tu veux, je suis pied et poings liés devant toi, tu peux m’étrangler symboliquement, je ne suis qu’amour pour toi », soit c’est pour les gens qui ont écouté l’album, en disant : « Voilà, je vous ai tout donné, maintenant, les lumières éteintes comme les lumières d’un théâtre ou d’une scène, vous faites de moi ce que vous voulez ». 

Et au niveau des textes, tu écrivais un peu avant de te mettre à la chanson ?

J’ai quelques carnets où adolescent, je griffonnais un peu de poésie. Je faisais des alexandrins et des sonnets. Mais l’écriture est surtout venue avec la prod et UssaR. D’une part, il y avait l’envie de traiter le mot comme de la prod, les mots pour leur enveloppe. « Hello Love », c’est parce que ça sonne super bien. Tout à l’heure, on parlait de Flavien Berger. Il a parfois une écriture très éthérée, je ne sais pas toujours de quoi il me parle et c’est très beau. J’ai un rapport plus réaliste au texte et à l’écriture. J’aime raconter soit une histoire soit que l’on saisisse le sens de ce que je suis en train de dire. Ce sont des approches différentes. J’aime la narration. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai écrit avec ma sœur et elle était tout le temps en train de me dire : « Je ne comprends pas de quoi tu me parles ». Elle me poussait à mettre en place dans l’écriture, une narration avec un début et une fin cohérentes, comme pour le morceau sur Le Havre que j’ai co-écrit avec elle. C’est-à-dire, que l’on ne soit pas au même endroit à la fin du morceau et au début. « Ford », c’est vraiment ça. Avoir quelque chose qui avance et qui fasse que chaque morceau a sa petite histoire même si l’album est un peu méta.

Et il y a cette chanson Nino, dédiée au chanteur Nino Ferrer, il vient d’où cet hommage ? 

Nino, c’est une figure incontournable de mon enfance, c’étaient les cassettes dans la voiture. Je l’ai redécouvert à l’âge adulte. Quand tu es petit, tu écoutes « Mirza », « Le Téléfon » et « Mamadou Mémé » et quand tu es grand, tu écoutes « Métronomie » et tu te prends une claque de prod, de liberté, de noirceur. Il a vraiment ces deux facettes. Pour moi, c’est le seul qui a réussi à faire de la soul à la française, avec peut-être Dutronc. Musicalement, c’est fantastique, quand tu réécoutes les intros de morceaux connus comme « La Maison près de la fontaine », tu te dis que c’est une ballade, mais l’intro est très rodée, très libre. J’ai été très marqué quand j’étais petit, mais je trouvais ça d’une tristesse affolante. Cette chanson, c’était une façon de le convoquer comme parrain sur l’album en me disant que j’espère faire partie un peu de la même famille, de ses protégés, comme un saint patron. 

Ça rejoint l’idée que nous évoquions tout à l’heure d’ouvrir musicalement la chanson française non ?

Complètement oui ! C’était rappeler que je faisais un album de chansons et que je m’inscris dans un paysage de producteur, mais aussi de chanson française. Et ce que j’aime bien sur ce texte, c’est que c’est la nature qui regarde Nino. C’était un peintre aussi, il a beaucoup peint sur la fin de sa vie, il n’a pas supporté le décès de sa mère. Et là, tout le monde le regarde entre les corbeaux qui lui disent « vas-y, vas-y » et les autres qui font « Arrête coco ! ». J’ aimais bien ce tableau. 

Il y a une autre figure à laquelle on peut penser en creux des textes de ton album, qui est une figure du cinéma, c’est Patrick Dewaere, quelque chose entre le côté écorché, la sensibilité exacerbée et une part de violence… toute cette ambiguïté… tu en penses quoi ?

Ah, c’est drôle, on me l’a déjà dit. Je l’adore. J’ai revu récemment Série noire avec Marie Trintignant. Et c’est un des films où il ne va vraiment pas bien. Il a cette folie… Il n’est jamais tiède justement. Soit il brûle, soit il est au bout de la dépression. Il a toujours cette étincelle.

Il y a des influences cinématographiques dans ton travail musical ?

Oui très fortement. Surtout, je suis un gros consommateur de musiques de film. Je suis fan des compositeurs du XXe. Typiquement une de nos références avec Arthur Simonini qui est l’arrangeur de cordes, c’était Mancini. On voulait vraiment aller chercher cette distinction, ce côté cocktail 1960 dans les arrangements de cordes, que tout à coup quand elles arrivent, elles aient quelque chose à dire. Que ce ne soit pas juste des aplats de cordes ou quelque chose de lointain, très variété, mais qu’elles aient toujours un langage et un rôle à tenir. Sur « Crie mon nom », l’arrangement est flagrant, après je les ai bidouillées. Sur « Blanche », je voyais un petit côté Bernard Hermann, qui est un de mes compositeurs préférés, avec ce côté un peu rampant… C’est une évidence les musiques de films, elles racontent toujours quelque chose, soit en épousant la scène, soit en lui donnant un point de vue complètement différent. Pour le côté cinématographique, j’essaie dès la première phrase de poser un endroit, une ambiance, un mood et que l’on sache où l’on est, comme une scène. « J’ai rêvé de toi triste dans une Ford coupée » : tu as une nana, une voiture, une route, etc. J’essaie d’avoir toujours cet aspect. On est où ? Qu’est-ce qu’on fait ? Et la musique accompagne ça. 

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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